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L’École des ménages

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Honoré de Balzac

L’école des ménages
Tragédie bourgeoise en cinq actes et en prose
{p. 1}

Personnages §

  • Monsieur Gérard, négociant.
  • Madame Gérard, sa femme.
  • } leurs filles.
    • Caroline,
    • Anna,
    • } leurs filles.
  • Monsieur Duval, droguiste, frère de madame Gérard.
  • Roblot, caissier de la maison Gérard.
  • Adrienne Guérin, première demoiselle.
  • Louis Guérin, son frère, avocat.
  • Hippolyte, premier commis.
  • Justine, femme de chambre.
  • Victoire, cuisinière.
  • François, domestique.
  • Un Notaire.
  • Un Médecin.
  • Un Juge.
  • Un Greffier.

La scène est à Paris, dans le salon des appartements de la famille. Au fond est une antichambre. À gauche de la scène est la porte des appartements de madame Gérard et de ses filles. À droite le cabinet de monsieur Gérard.

La décoration ne change pas. On ne baisse le rideau que dans l’entr’acte qui précède le cinquième acte, pour marquer un laps de temps.

Acte premier §

{p. 5}

Scène I §

Victoire, d’abord seule, puis Roblot.

Victoire

(Elle regarde par la porte du fond.)

Que se passe-t-il, pour que le caissier se lève en même temps que la cuisinière ? Oui, c’est bien monsieur Roblot qui descend ; il a le pas d’un chat. Il n’y a que les amoureux et les voleurs qui marchent ainsi, et il n’est rien de tout cela.

Roblot

Par quel hasard vous trouvez-vous ici, Victoire ?

Victoire

Un hasard de tous les jours. Je viens prendre les {p. 6}ordres pour aller au marché. Mais vous voilà matinal comme un commis chargé de l’étalage.

Roblot

Les Magasins ne sont donc pas encore ouverts ?

Victoire

Les commis dorment encore tous ; ils ne se sont couchés qu’après une heure. On a tant vendu hier qu’ils en ont eu pour deux heures à replier et ranger les articles, à ce que j’ai ouï dire à monsieur Hippolyte. À minuit mademoiselle Adrienne travaillait encore. Je lui ai porté son riz au lait,… dans le salon des Magasins ! Oh ! elle a soin de sa petite personne, notre première demoiselle !

Roblot

Voulez-vous qu’une fille qui veille jusqu’au matin se couche sans souper ?

Victoire

Mais après qui donc en avez-vous, Monsieur Roblot ? Comment ? De quoi ! Dès six heures, rasé, du linge blanc, votre redingote neuve, point de lunettes et sans vos doubles manches vertes, comme si c’était dimanche ! Monsieur Roblot, êtes-vous somnambule, ou, ce qui serait plus drôle, amoureux ? Et pour qui ? Pour moi peut-être.

{p. 7}

Roblot

Vous êtes ambitieuse, ma chère.

Victoire

On a vu des bourgeois épouser des cuisinières !

Roblot

Oui, mais on les a vus beaucoup plus souvent épouser des dots.

Victoire

C’est donc alors pour lui faire une dot, en attendant son veuvage, que monsieur comble mademoiselle Adrienne, qui n’est après tout qu’une domestique.

Roblot

Victoire, votre cuisine est excellente…

Victoire

Ah !

Roblot

…Mais votre langue est détestable. La première demoiselle de la Maison Gérard est une seconde maîtresse.

Victoire

Pourquoi pas la première ?

{p. 8}

Roblot

Elle n’a pas de gages, mais des appointements, et son travail est…

Victoire

À sa place, moi !

Roblot

Que feriez-vous ?

Victoire

Je voudrais ne rien faire. Je m’en irais d’ici, je laisserais madame et ses filles bien tranquilles…

Roblot

Victoire, quel rôle prêtez-vous donc à mademoiselle Guérin ?

Victoire

Comment, Monsieur Roblot, vous qui êtes un homme d’expérience, un homme d’âge…

Roblot

À peine quarante ans, ma chère !

Victoire

Peut-être, quand vous êtes rasé, que vous avez du linge blanc ; mais à votre bureau, derrière votre grillage, avec vos lunettes vertes, vous êtes un peu vieillot…

{p. 9}

Roblot

Eh bien ?

Victoire

Eh bien ! que diriez-vous si l’on vous apprenait que, dans une des plus riches Maisons de nouveautés, il est entré, il y a huit ans, une belle, une superbe demoiselle, fraîche comme une rose, seize ans, orpheline ; que le maître l’a fait insensiblement passer de six cents à trois mille francs ; puis les cadeaux ! et quels cadeaux ! des chaînes d’or ! des montres !… Enfin, que depuis trois ans elle a cinq pour cent sur les bénéfices ?

Roblot

Mais il en est ainsi pour tous les employés qui se rendent nécessaires à un grand Établissement.

Victoire

Vous me faites rire avec votre Établissement ; elle a su se rendre nécessaire à monsieur Gérard.

Roblot

Si mademoiselle savait ce que vous pensez d’elle !…

Victoire

Elle me ferait renvoyer ? À son aise ; je ne suis pas embarrassée pour me placer. Cependant , ne lui dites rien, Monsieur Roblot, quoique… Après tout, je ne suis pas {p. 10}un homme, et suis assez lasse d’avoir plusieurs maîtresses ; je ne sais à qui obéir. Mais si monsieur tarde à revenir, tenez, Monsieur Roblot, entre nous, on la renverra ; les cartes sont trop brouillées.

Roblot

À quoi voyez-vous ça ?

Victoire

Vous croyez donc que nous sommes tous comme vous, qui baissez les yeux et frottez vos manches quand ces dames sont habillées pour le bal, et qui toussez quand on se dit des mots piquants à table. Si madame veut obtenir quelque chose de monsieur, elle doit avoir recours à mademoiselle Adrienne. Si mademoiselle a seulement l’air d’être contrariée, monsieur est d’une humeur massacrante ; il gronde ses commis pour des riens ; quand il ne peut pas demander son avis autrement, il la consulte par des regards à s’arracher l’âme. Tous les commis, qu’il prend laids à faire du tort à son commerce, s’aperçoivent de tout, et ils en jasent.

Roblot

Taisez-vous. Apprenez qu’il est des hommes chez qui la bienfaisance et la bonté ne sont pas des calculs, (à part) et ce n’est pas ce qu’ils font de mieux ! (Haut.) Ordinairement, ma chère, les bienfaiteurs exploitent leurs obligés ou les obligés deviennent les tyrans de leurs bienfaiteurs ; {p. 11}aussi, quand on a le bonheur de rencontrer d’aussi belles âmes que celles de mademoiselle Adrienne et de son frère, y a-t-il du plaisir à cultiver des sentiments qui se soldent de part et d’autre sans mécomptes. Il n’est pas aussi facile que vous le croyez de placer un bienfait.

Victoire

Ainsi, monsieur s’est fait là des rentes en sentiments ?

Roblot

Vous êtes une vipère.

Victoire, à part.

Suis-je bête ! Il attend mademoiselle Guérin. Il y a quelque anguille sous roche… Je veux le savoir. (Haut.) Vous désirez sans doute parler à madame ? Je vais…

Roblot

Non.

Victoire

À l’une de ces demoiselles ?

Roblot

Allez à vos affaires.

Victoire

Mais je viens prendre les ordres de mademoiselle Adrienne. Encore une bonne niche que madame a faite à {p. 12}monsieur, d’ôter mademoiselle Guérin du second, et de la mettre entre elle et ses filles ! Oh ! malgré sa finesse et la protection de monsieur, Mademoiselle J’ordonne sautera.

Roblot

Eh bien ! allez donc. (Victoire sort.)

Scène II §

Roblot, seul.

Voilà les domestiques d’aujourd’hui ! C’est des ennemis apprivoisés par l’intérêt. Quand j’en aurai, je ne sais pas comment je ferai, moi qui m’étais tant promis de ne jamais avoir que ceux des autres. (Il va jusqu’à la porte de l’appartement.) Elle ne m’écoute pas ? Non. (Il revient.) Elle a remarqué ma tenue extraordinaire dès le matin. Je prétexterai un rendez-vous pour quelque affaire importante, et personne ne devinera le secret de la démarche que je vais tenter. Me voilà donc, malgré mon impassibilité, jeté comme acteur dans le drame qui se joue ici, après m’être bien promis, en entrant dans ma carrière, de ne jamais me mêler que des affaires d’argent dans les Maisons où je serais employé. Jusqu’à présent, quand madame Gérard me disait d’un air dolent : « Ah ! mon cher Roblot, que de peines dans la vie ! – [Je {p. 13}répondais :] C’est vrai, Madame ; mais la vente a doublé! – Monsieur Roblot, à quoi sert la fortune, si on n’a pas le bonheur ? – Madame, j’ai ordre de passer une voiture nouvelle à profits et pertes. Et en sortant j’entendais dire : « Il a le cœur dans sa caisse, ce Roblot ! » Moi, qui voulais mourir tranquille, garçon, sur mon fauteuil de caissier, remuant des écus, empilant des écus, ne me souciant que d’écus, je vais donc avoir une belle femme, sans doute des enfants, une fortune : embarras sur embarras. Je me serais mieux arrangé de rester premier ministre de la Maison Gérard ; ma tête se trouble aussitôt que je passe des écus aux sentiments. L’amour ? C’est des paroles et ça finit. Parlez-moi d’un beau bordereau à l’encre rouge et noire, de comptes bien alignés, d’où il résulte de l’argent dans la caisse ! Ça va toujours. Aussi monsieur Duval a-t-il bien trouvé le seul moyen de séduire mademoiselle Adrienne : l’argent ! Moi, Roblot, me voilà pris. L’intérêt la fera-t-il aussi succomber ? Mademoiselle Adrienne est une vertueuse fille. Hier, je ne l’aurais pas juré, ça ne me regardait pas ; mais ce matin !… Mademoiselle Adrienne, d’après mes relevés, doit avoir cinquante mille francs bien placés chez nos banquiers, par le conseil de monsieur Gérard. Moi, j’ai cinquante mille francs aussi. Nous pouvons commencer la banque Roblot et compagnie ! Ça pourra prêter à rire. Mais quelles masses de bordereaux ! Eh bien ! personne ne le croirait, ce n’est ni les bordereaux ni les comptes qui m’épouvantent, {p. 14}c’est la belle femme ! Ce maudit monsieur Duval me donne le rôle de Satan à jouer… J’entends mademoiselle Adrienne ! Mais comment parler d’amour, moi qui n’ai de passion qu’au bout de mes chiffres ! Après tout, l’amour est une addition, le mariage une multiplication, et l’arithmétique fait plus de mariages que l’amour n’en défait.

Scène III §

Roblot, Victoire, Mademoiselle Adrienne.

Adrienne, à Victoire qui sort.

C’est entendu : si vous trouvez une truite saumonée, quel qu’en soit le prix, ayez-la.

Victoire, à part.

Décidément, il y a quelque chose en l’air.

Adrienne

Déjà levé, Monsieur Roblot ?

Roblot

Mademoiselle, j’ai rendez-vous de bonne heure, chez les banquiers de la Maison, et je suis susceptible d’y déjeuner. (Il se retourne.) Eh bien ! Victoire, laissez-nous.

{p. 15}

Adrienne

Allez, allez, Victoire ; pourquoi restez-vous ici ?

Victoire

Je regardais mon bonnet. Il n’est pas assez frais, je vais le changer.

Roblot

Est-elle coquette !

Victoire

Mais tout comme d’autres. (Elle sort.)

Roblot

Insolente !

Adrienne

C’est une bonne fille.

Roblot

Ne vous laissez pas prendre à des paroles oiseuses. Mademoiselle, elle est votre ennemie, elle vous hait à cause de la surveillance que vous exercez, et croit que vous allez succomber…

Adrienne

Succomber ! Ce mot dans votre bouche, Monsieur Roblot, m’étonne.

{p. 16}

Roblot

Ne vous étonnez pas encore. (Il ferme doucement la porte du fond.)

Adrienne, [à part].

Que veut-il ?

Roblot

Victoire n’est plus là. (II montre les appartements.) Tout dort ici. Vous aurez assez de quoi vous étonner. Parlons bas. Nous avons à causer d’affaires graves et secrètes, Mademoiselle. Croyez-vous qu’un homme de quarante ans, un homme qui aurait beaucoup moins de cheveux blancs que notre patron, (à part) bien ! (haut) puisse encore se marier ?

Adrienne

C’est selon. Je vois des jeunes gens de trente ans qui sont des vieillards, et des hommes de cinquante ans qui ont une jeunesse de cœur…

Roblot

Il s’agit d’un homme qui n’a jamais eu de passions, qui a mené une vie sage, qui ne fume pas, très sobre, un homme bien conservé, dans mon genre.

Adrienne

S’il est aimé…

{p. 17}

Roblot

Ainsi, pure supposition, si de grands intérêts l’exigeaient, n’auriez-vous aucune répugnance pour ma personne ?

Adrienne

Êtes-vous éveillé, Monsieur Roblot ?

Roblot

Je vous vois, Mademoiselle.

Adrienne

Monsieur Roblot…

Roblot

Vous n’auriez aucune répugnance. Je constate le fait.

Adrienne

Vous êtes ici un personnage trop sérieux pour que je prenne ceci en riant.

Roblot

Il n’y a pas de quoi rire.

Adrienne

C’est bien ainsi que je l’entends. Écoutez-moi, Monsieur.

{p. 18}

Roblot

Malgré la soumission absolue que professent les amants pour leurs idoles…

Adrienne

Il est fou !

Roblot

…Je ne puis consentir à vous écouter qu’après vous avoir chiffré…

Adrienne

Le caissier reparaît, la raison reviendra.

Roblot

…Chiffré, je tiens à ce mot, votre situation. Quant à mon amour, je serai bref, ne vous impatientez pas.

Adrienne

Vous me promettez que cela ne durera pas longtemps ?

Roblot

Un petit moment et l’éternité. Nous autres, nous faisons l’amour sans phrases.

Adrienne

Il extravague !

Roblot

Mademoiselle, quand vous êtes entrée ici, moins belle {p. 19}encore que vous ne l’êtes aujourd’hui, mais charmante de grâce ingénue, de modestie, et pauvre, il était bien permis à un caissier de vous observer à travers les petits rideaux verts de son bureau, de faire des rêves. Mais, en voyant votre attachement pour monsieur Gérard, le pauvre caissier a gardé le silence.

Adrienne

Monsieur Roblot, si vous continuez sur ce ton,je vous quitte.

Roblot

Faites-moi crédit d’un moment de patience. Je sais que mes sentiments peuvent vous être indifférents…

Adrienne

Une pauvre fille est toujours honorée d’inspirer une affection vraie, Monsieur Roblot ; mais elle peut n’y jamais répondre.

Roblot

Mademoiselle, avouez qu’il vaut mieux, quand une pauvre fille est obligée de se marier, épouser un homme d’ordre qu’un mangeur de cigares.

Adrienne

Obligée ?

Roblot

Contrainte.

{p. 20}

Adrienne

Vous piquez ma curiosité, je l’avoue. (À part.) Il y a quelque piège. Mais Roblot… oh ! Non.

Roblot, à part.

Allons donc ! tu as déjà pour toi la curiosité ; marche, Satan ! (Haut.) Ainsi posez : ci, un attachement secret…

Adrienne

Bien secret.

Roblot, à part.

Je ne le connaissais pas moi-même hier ! (Haut.) Un attachement de huit années ! Oui, jaloux du patron pendant huit ans !

Adrienne

Monsieur !

Roblot

Je reviens aux chiffres.

Adrienne

Vous n’auriez pas dû les quitter.

Roblot

Mademoiselle, la haine de madame Gérard et de ses deux filles est arrivée à son comble, et vous n’y résisterez pas…

{p. 21}

Adrienne

J’y résisterai. Non pour moi, Monsieur Roblot, mais pour mon bienfaiteur. Ni madame, ni ses deux filles ne sont capables de mener cette Maison. Vous savez en quel état je l’ai trouvée. Monsieur Gérard est facile en affaires, généreux outre mesure ; sans vous et sans moi, peut-être se serait-il ruiné. Je demeurerai donc jusqu’à ce que notre patron cède son établissement à un gendre capable, et se retire avec une fortune indestructible. Pour arriver à ce but, j’endurerai tout.

Roblot

Vous ne connaissez pas votre situation. On vous a mise dans la nécessité de vous marier.

Adrienne

Allez-vous me faire croire que la réputation d’une orpheline intéresse le monde ?

Roblot

Voici les chiffres. Si vous daignez m’accepter pour mari, certaine personne nous commanditera de cent mille francs. À nous deux, nous en réunissons plus de cent mille ; je puis donc ouvrir une petite maison de banque sous la raison Roblot et Cie. Vous êtes la femme d’un banquier, comprenez-vous ? Nous nous établissons aux environs de la rue Saint-Denis. Comme {p. 22}nous serons heureux ! Vous tiendrez la caisse ; moi, je ferai les bordereaux. Je manierai des masses de papier ; six pour cent et demi de commission. Vous serez chérie, adorée ! On m’aime à la Bourse ! Vous aurez des enfants ! Être mère, entrer dans tous les emprunts, hein ? Avant dix ans vous êtes une des plus riches femmes de la Banque ! Vous serez dame patronnesse des bals pour les pauvres, ou pour les réfugiés des pays qui pourront être opprimés. Votre avenir est superbe : pas de soucis, reine chez vous comme vous l’êtes ici, pas de faillites à craindre. Je me connais en billets de complaisance, et en circulation ! Vous serez un jour femme d’un régent de la Banque de France. Eh bien ? Cela ne vaut-il pas mieux que d’avoir à craindre ici, tous les jours, d’être obligée de céder au ressentiment de toute une famille ? Aucune femme n’aurait supporté si longtemps d’être dans son ménage ce qu’est madame Gérard dans le sien ; elle n’y est pas la maîtresse.

Adrienne

Ah ! Monsieur Roblot, quand m’avez-vous vue sortir de ma place ?

Roblot

Jamais.

Adrienne

Eh bien ! la vérité se saura tôt ou tard.

{p. 23}

Roblot

Le monde veut ignorer les vérités qui ne servent point ses passions. Il expliquera toujours méchamment votre empire sur monsieur Gérard.

Adrienne

Je laisserai dire, et conserverai la modestie de mon état.

Roblot

Cette réserve rend votre supériorité plus insupportable ; on la traite de…

Adrienne

D’hypocrisie, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! combien de fois, au contraire, n’ai-je pas souvent détourné des orages ! Vous savez comme monsieur Gérard est violent ; son premier mouvement, ainsi que celui de tous les hommes bons et généreux, est irréfléchi, colère ; enfin, vous le connaissez. Quand madame m’a dit quelque mot piquant ou fait un mauvais tour, quelque méchanceté de femme, je l’ai toujours caché.

Roblot

Vous êtes irréprochable, soit ; mais monsieur Gérard est imprudent. Vous ne dites rien, vous ; mais on voit que le maître fait tout pour vous contenter ; vous ne demandez rien, mais on dit que vous vous faites offrir ; {p. 24}si vous ne cédez pas à la première offre, madame et ses filles sont forcées de vous supplier d’accepter, pour avoir la paix. Les femmes voient là des finesses qui leur sont odieuses. À la longue, une famille s’exaspère, et l’on se portera contre vous à des extrémités.

Adrienne

Tous ceux qui font le bien en sont là.

Roblot

Mademoiselle, ne voyez-vous pas que cette somme de cent mille francs vous est donnée par la famille d’un consentement unanime ?

Adrienne

Unanime, Monsieur ! Vous dites d’un seul mot bien des choses.

Roblot

Une fille d’esprit comme vous aurait dû les deviner. Le patron seul…

Adrienne

Ah, Monsieur Roblot, je ne vous croyais pas si perfide ! Comment, vous voulez me faire croire que monsieur Gérard ?…

Roblot

Mais, Mademoiselle, un père de famille peut s’épouvanter de voir la discorde régner chez lui.

{p. 25}

Adrienne

Une seule preuve ?

Roblot

Ne retarde-t-il pas exprès, de vingt jours, son retour ici pour nous laisser agir ?

Adrienne

Et vous croyez qu’un père abandonnerait à d’autres le soin de mon établissement ?

Roblot

Ce père peut en trop souffrir…

Adrienne

C’en est trop, Monsieur Roblot. Vous êtes la dupe de quelqu’un. Ce n’est pas madame Gérard qui a pu inventer ce stratagème. Pour le compte de qui mentez- vous ?

Roblot

Je dis la vérité par état.

Adrienne

Vous faites très mal votre état. J’ai reçu de notre patron hier au soir, par son banquier, une lettre où il m’annonce son arrivée aujourd’hui. Vous, habile homme qui flairez les faillites, vous ne m’avez donc pas entendue demander à tout prix une truite saumonée qu’il aime {p. 26}tant ? Si je vous avais vu, je n’aurais point parlé si haut. Mais silence ; je confie ce secret à votre honneur.

Roblot

Et il a écrit à sa femme et à sa fille qu’il ne venait que dans vingt jours. Qui trompe-t-il, vous ou sa famille ?

Adrienne

Ah ! vous me feriez douter de Dieu avec vos raisonnements !

Roblot

Croyez en Dieu, mais méfiez-vous des hommes. Quel avenir monsieur Gérard a-t-il devant lui ? Sa femme vous déteste assez pour vivre par contrariété, quand môme elle serait à la mort. Il n’y a rien comme la haine pour donner de la santé. Monsieur Gérard a cinquante-cinq ans, et vous en avez vingt-quatre… Ouvrez les yeux, Mademoiselle. La certitude qu’il vient de donner sur son intention de marier votre frère avec sa fille aînée, a précipité l’orage qui grondait sur votre tête.

Adrienne

J’attendrai son retour.

Roblot

Ici ?

Adrienne

Et où donc ?

{p. 27}

Roblot

On ne vous y laissera pas.

Adrienne

Osera-t-on me renvoyer ?

Roblot

Oui, si vous rejetez ma demande. Une fois renvoyée et sous le poids des imputations les plus graves, comment vous marierez-vous ?

Adrienne, à part.

Il y a quelque chose là-dessous.

Roblot, à part.

Elle hésite, elle cédera.

Adrienne

Monsieur Roblot, la commandite est de…

Roblot

Cent mille francs et un compte à la Banque,… si nous sommes mariés dans quinze jours. D’ici à deux ans nous aurions, à nous, trois cent mille francs. Oui, pour vous rendre plus promptement riche, j’irai jusqu’à prendre douze pour cent. Votre frère serait un jour député, et, de la Chambre au Ministère, il n’y a qu’un pas. Il sera bien ministre une fois, comme tout le monde.

{p. 28}

Adrienne

Si j’avais une certitude…

Roblot, à part.

Allons donc ! Oh ! l’intérêt !

Adrienne

J’ai soixante mille francs…

Roblot

Je m’en doutais.

Adrienne

Mais qui nous commanditera ?

Roblot

Monsieur Duval, un homme sûr, un…

Adrienne

Un homme faible, une girouette.

Roblot

Oui, pusillanime, sans caractère dans la vie privée ; mais c’est une fleur de probité, juge au Tribunal de Commerce, le plus riche droguiste de la rue des Lombards ; en fait de commerce, il n’a qu’une parole…

Adrienne

Vous avez la sienne ?

{p. 29}

Roblot

Solennelle, donnée hier.

Adrienne, à part.

J’y suis.

Scène IV §

Les Mêmes, Hippolyte.

Hippolyte

Pardon, Mademoiselle. Peut-on exposer la nouvelle étoffe arrivée hier ?

Adrienne

Non. J’en ai vendu vingt-deux premières robes ; attendez.

Hippolyte

Les velours ?

Adrienne

Serrez-les. Il ne fait pas encore assez froid.

Roblot, [à part].

Femme d’un régent de la Banque ! Elle y a mordu. (Hippolyte sort.)

{p. 30}

Scène V §

Mademoiselle Adrienne, Roblot.

Adrienne

Monsieur Roblot ? (Elle le prend et le pose devant elle.) Eût-il quarante ans, fût-il habile à faire des bordereaux, connût-il bien la place, un caissier ne connaîtra jamais à fond les ruses, non pas d’une femme, mais d’une petite fille innocente ! Ce piège m’est tendu…

Roblot

Halte-là ! vous appelez un mariage avec un homme d’honneur et cent mille francs, un piège ? Je vois beaucoup de filles qui donneraient dans ce piège-là. Ce mot vous compromet.

Adrienne

Tant que je ne le serai qu’en paroles, je pourrai dormir tranquille. Cette proposition est sortie de la cervelle de mademoiselle Anna, qui pense et dit tout, en ne voyant de mal à rien. Tant que l’amour n’a pas hérité de tout l’esprit d’une fille, elle s’en sert pour tout voir autour d’elle. Monsieur Gérard seul décidera de mon sort.

Roblot

La petite Anna ?

{p. 31}

Adrienne

Il n’y a plus de petite Anna. Un désir de vengeance grandit tout le monde. Mademoiselle Anna n’a que seize ans ; eh bien ! je m’attends à tout de sa part. Elle est exaltée autant que son père.

Roblot

Exaltée, cette petite ?

Adrienne

On ne l’est jamais autant qu’à son âge. Tout alors se justifie à nos yeux par la sainteté des intentions. À cet âge, une fille est une petite niaise ou une grande âme ; elle imite Charlotte Corday, dont l’action ravit mademoiselle Anna, ou elle se brode des fichus comme fait sa soeur Caroline, fille douce et mélancolique comme sa mère. Mademoiselle Anna m’inquiète.

Roblot

Comme vous jugez gravement une enfant rieuse !

Adrienne

Dites sérieuse.

Roblot

Elle est donc bien dissimulée ?

Adrienne

Avec innocence, et c’est plus dangereux. Croyez-moi, {p. 32}Monsieur Roblot, pour deviner une fille, il n’y a qu’une fille…

Roblot

Mademoiselle, je conviens que la petite est espiègle ; mais suspendez votre jugement sur toute cette affaire. Écoutez ce bon et brave monsieur Duval. Celui-là, je le cautionne, agit d’une façon sincèrement paternelle. Il vient déjeuner ce matin.

Adrienne, à part.

Il vient ! plus de doute. (Elle sonne.)

Roblot, seul sur le devant de la scène.

Elle ne s’est pas laissé entamer de ça. Je reviens à mon opinion d’hier : elle aime un peu trop son bienfaiteur. Quant au patron, il est comme tous les gens qui en sont à leur dernière passion : ils y sacrifieraient tout, car ils arrivent à méconnaître ce qu’il y a de plus sacré : leurs intérêts. On parle beaucoup des folies de jeunesse ; je ne sais pas pourquoi on ne dit rien des folies de vieillesse. Je voudrais, pour cinq cents francs, ne pas avoir obéi à monsieur Duval. Que deviendrais-je si le patron apprenait mes déportements ?

{p. 33}

Scène VI §

Les Mêmes, Victoire, Madame Gérard.

Victoire

Mademoiselle a sonné ?

Adrienne

Oui. Monsieur Duval vient déjeuner ce matin. Ce sera sans doute en famille, ici. Vous lui préparerez son café comme il l’aime.

Madame Gérard

Continuez, Mademoiselle, à donner vos ordres. Vous connaissez mieux que moi les goûts de chacun dans la famille.

Adrienne

Si vous trouvez mauvais aujourd’hui, Madame, que je m’acquitte des soins que vous m’avez autrefois confiés, j’y renoncerai volontiers.

Madame Gérard

Ce sera d’autant plus beau, qu’une fille de votre espèce aime assez le rôle de maîtresse.

Adrienne

Un rôle auquel je n’ai jamais songé.

{p. 54}

Roblot, à part.

Courons chez monsieur Duval. (il sort.)

Madame Gérard, continuant sans s’apercevoir de la sortie de Roblot.

Je voudrais vous croire.

Victoire

Mademoiselle…

Adrienne

En donnant à sa pensée un tour qui m’incrimine aux yeux de ses gens, Madame oublie que je suis sous sa protection.

Victoire

Madame…

Madame Gérard

Mais c’est moi, Mademoiselle, qui suis depuis longtemps votre protégée.

Adrienne

Ah ! Madame ! Il y a des exagérations qui nuisent plus à celles qui se les permettent qu’à celles qui en sont l’objet.

Madame Gérard

Merci de la leçon.

Adrienne

J’en ai reçu beaucoup, Madame ; je sais ce qu’elles ont {p. 35}de blessant, et n’en donne à personne. Dans cette observation si simple, il s’agissait plus de vous que de moi.

Madame Gérard

Est-ce donc moi qui suis en faute de ne pas tout diriger, quand on m’a doucement pris les rênes dans les mains ?

Adrienne

Madame, Victoire attend vos ordres.

Madame Gérard, à Victoire.

Laissez-nous. (À Adrienne.) Il est bien indifférent, Mademoiselle, qu’elle entende ce que je vous dis, quand elle voit, comme tout le monde d’ailleurs, la marche des choses ici. Vous êtes la maîtresse de la maison, et je suis la parvenue.

Adrienne

Vous ne me rendez pas justice, Madame.

Madame Gérard

Faut-il que je fasse plus ? Vous attendez de moi peut-être l’héroïque effort de vous céder la place. Je dois me retirer, vous laisser le champ libre, moi et mes deux filles. Est-ce là ce que vous désirez ? Parlez, nous nous en irons.

{p. 36}

Adrienne

Madame, je ne suis jamais sortie ici de l’honnête condition où l’on m’a mise.

Madame Gérard

Ce on est bien trouvé, car on vous en a tirée, ma chère.

Adrienne

Je ne vois pas ce qui peut m’attirer votre colère.

Madame Gérard

Mais n’est-ce pas assez de mon mari, ne pensez-vous pas encore à mon frère ?

Adrienne

Ah ! Madame !

Madame Gérard

Oui, dans l’intérêt de vos projets, vous voulez vous emparer de tout le monde. Je vous devine.

Adrienne

Il n’y a pas d’énigme chez moi, Madame. Ma conduite est sans arrière-pensée. Ma tâche est de concourir à la prospérité de votre Maison, de grossir votre fortune ; ma vie est transparente, sans menées sourdes ; je ne cherche à humilier, ni à calomnier personne. Je ne pense enfin qu’à faire le bonheur de tous, dussé-je en être la victime.

{p. 37}

Madame Gérard

Ah ! j’apprends une singulière nouvelle ; c’est vous qui êtes martyre ici, Mademoiselle. Ah ! c’est moi dont la situation est une énigme et vous dont le cœur est sans mystères ? Vous êtes peut-être aussi la femme de monsieur Gérard, méconnue pour une étrangère ? Oh ! je déplore vos infortunes, Mademoiselle, j’y compatis. Vous savez donc ce que c’est que de trouver au sein de la vie domestique une sourde influence dont on ignore la portée, de ne jamais savoir à qui l’on obéit, de douter de celui qui nous doit sa protection, son affection, et d’être obligée de ramper devant une…

Adrienne

Madame, cette fille est restée là.

Madame Gérard

Sortez, Victoire.

Victoire, [à part].

C’est dommage de quitter au moment où ça devenait gentil. (Elle sort.)

{p. 58}

Scène VII §

Madame Gérard, Mademoiselle Adrienne, Anna.

Anna

Qu’as-tu donc, Maman ? Tu étais si contente en te levant. (Elle regarde mademoiselle Adrienne.) Ah ! je devine. Bonjour, Mademoiselle Adrienne.

Adrienne

Bonjour, Mademoiselle.

Madame Gérard

Anna, j’ai une recommandation à te faire au sujet de mademoiselle : elle mène ici la vie la plus malheureuse.

Anna

Ah !

Madame Gérard

Elle est notre victime.

Anna

Ah !

Madame Gérard

Je t’ordonne d’avoir pour elle les plus grands égards.

{p. 39}

Anna

Autant que pour une reine de France, si tu le veux, Maman.

Adrienne

Vous n’atteindriez pas encore à la hauteur de l’ironie que madame votre mère déploie envers moi.

Anna

Qu’avez-vous donc ? Vous vous entendez si bien ordinairement. Tu laisses mademoiselle faire tout ce qu’elle veut ; tu restes dans ton coin, avec nous ; eh bien ! allez- vous changer de rôles ? Vas-tu te donner l’ennui de ses profondes combinaisons, au lieu de te soumettre aux événements ?

Madame Gérard

Ne te mêle pas de mes chagrins, mon ange.

Anna

Ah ! si je m’en mêlais, ma chère Mère, ils cesseraient promptement.

Adrienne

Votre broderie est bien avancée, Mademoiselle ; il ne s’agit que de quelques coups d’aiguille pour la finir.

Madame Gérard

Ma Fille, remercie mademoiselle ; elle loue ton ouvrage.

{p. 40}

Anna

Elle me rappelle à mes fonctions de demoiselle : je dois m’en tenir à broder, à dessiner, et me garder de comprendre l’insolence des personnes d’un âge mûr.

Adrienne

Madame votre mère n’aura jamais de servante plus dévouée que moi, ni plus respectueuse, ni plus obéissante ; (bas à Anna) mais cette servante est au-dessus de toute séduction.

Anna

Parlez haut, Mademoiselle Adrienne ; je n’ai pas de secrets pour ma Mère.

Madame Gérard

Qu’y a-t-il entre vous ?

Adrienne

Rien. Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire ?

Madame Gérard

Votre conscience peut achever.

Adrienne

Je puis alors me retirer.

{p. 41}

Madame Gérard

Mais s’il fallait, toutes les fois que vous êtes ici, vous dire où est votre place…

Adrienne

Elle est au Magasin, Madame, et j’y descends. (Elle les salue : Anna la salue gravement.)

Scène VIII §

Madame Gérard, Anna.

Anna

Eh bien ! tu étais lancée ! Pourquoi n’as-tu pas continué? Encore un peu elle s’emportait, te manquait de respect, et tu la renvoyais.

Madame Gérard

Mais pour la renvoyer, il faut un prétexte, et j’ai beau tâcher d’en faire naître, elle ne donne aucune prise sur elle ; elle est trop hypocrite pour nous pousser à bout, trop ambitieuse pour nous voler, trop spirituelle pour nous manquer, elle a trop de zèle pour qu’on l’accuse de négliger nos intérêts.

Anna

Je la hais de tout l’amour que j’ai pour toi, ma chère {p. 42}petite Mère. Pauvre Maman ! t’avoir enlevé l’affection de mon père !

Madame Gérard

Anna, tu ne dois rien voir de ces choses-là. Veux-tu me faire repentir d’avoir pleuré quelquefois devant toi ? Songe donc dans quelle horrible position tu me mettrais si tu paraissais savoir de tels secrets ! Je serais coupable aux yeux de bien des gens d’avoir diminué l’amour et le respect que tu dois à ton père.

Anna

Mais ce serait nous calomnier que de le dire ! Et si je dessille les yeux à mon père, où serait le mal ?

Madame Gérard

Ma Fille, à moins de ne faire aucun cas des ordres de votre mère, je vous défends de vous mêler en rien à cette querelle. Est-ce à votre âge ?…

Anna

Embrasse-moi, Maman ! Tu me grondes, quand tu devrais me remercier : tu es quitte de la race des Guérin.

Madame Gérard

Par toi ?

Anna

Mais tu me prends toujours pour une enfant. Tu me jettes mes seize ans à la tête, comme si nous n’étions {p. 43}pas dans le siècle des progrès. Il y a des journaux de demoiselles où j’ai lu que le danger de ceux qu’on aime donne de l’esprit et de la résolution.

Madame Gérard

C’est acheter l’esprit bien cher ; quant à de la résolution, tu en as trop pour une jeune fille. Les hommes, ma chère enfant, veulent avoir le monopole de la force. C’est plaire que de se faire protéger, et là est le secret des femmes habiles, des parvenues, d’Adrienne.

Anna

Tu es mon seul amour, et si je te délivre d’elle, ce qu’on pensera de moi m’est bien indifférent.

Madame Gérard

Mais comment aurais-tu réussi à me défaire d’une créature, à laquelle ton père s’est attaché au point d’avoir mis dans sa tête qu’elle serait de la famille, en mariant Caroline à un Louis Guérin ?

Anna

Ah ! si c’était à moi qu’on le proposât, je ne dirais pas non ; mais il ne m’épouserait pas impunément.

Madame Gérard

Eh bien ! Anna. Tu as dit cela d’un ton à me faire frémir.

{p. 44}

Anna

Maman, je ne suis pas comme ma sœur, qui pleure et obéit. J’ai mes idées. Sois tranquille, nous avons commencé, mademoiselle Adrienne et moi, une partie à la fin de laquelle elle sera lasse de jouer…

Madame Gérard

Elle ne te fera pas l’honneur de s’apercevoir de tes malices.

Anna

Eh bien ! tu te trompes. Elle est déjà prise au piège, et tu vas la renvoyer, ce matin même.

Madame Gérard

Mais, petite fille, raconte-moi donc…

Scène IX §

Madame Gérard, Caroline, Anna, puis Duval.

Anna, à sa mère.

Chut ! Caroline dirait tout à mon père. Elle est comme toi, sans force contre lui.

Caroline

Maman, voilà mon oncle Duval.

{p. 45}

Madame Gérard

Bien ; il déjeune sans doute avec nous ?

Duval

Oui, ma Sœur, et joyeusement, car…

Anna

Chut !

Duval

Et pourquoi : chut !

Anna, bas, à l’oreille de Duval.

Caroline !

Duval

Eh bien ! Caroline est sauvée du Guérin.

Caroline

Ah !

Madame Gérard

Bien vrai ?

Duval

Comme je le dis. Je m’en suis mêlé.

Anna

Va, va !

Duval, à part.

Elle m’inquiète avec son petit air. (Haut.) Ma Sœur, ai combiné longtemps…

{p. 46}

Anna, derrière son fauteuil.

Longtemps ?

Duval

Oh ! si vous m’interrompez…

Anna

Je suis curieuse de savoir ce que tu vas faire.

Madame Gérard

Silence, ma Fille. Je vous défends d’ajouter une syllabe.

Duval

Tu as entendu ? (Anna incline la tête.) Ma chère Sœur, j’ai mûrement combiné un plan pour vous débarrasser de votre fille de comptoir. Les épiciers, dont on se raille dans les meilleures sociétés…

Madame Gérard

Mon Frère, de pareilles railleries ne regardent point un négociant tel que vous.

Duval

Un droguiste de la rue des Lombards touche de bien près à l’épicerie, ma Sœur. Mais je ne rougis pas de mon état, et j’oppose plaisanterie à plaisanterie. Je disais ce mot à un jeune écrivain, à qui j’ai eu le plaisir de rendre service : je ne suis pas le seul qui vende des drogues.

{p. 47}

Anna

A-t-il compris la finesse ?

Duval

À peu près. Eh bien ! les épiciers ont la tête forte, et le bras, le bras, on le connaît ; je n’en dirai rien, on peut compter dessus. J’ai dit à Roblot : Mon garçon, tu as de la probité, de l’avenir, tu connais la place, je te commandite de cent mille francs, si tu peux épouser Adrienne Guérin dans le délai légal, quinze jours à compter d’aujourd’hui.

Madame Gérard

Quelle tête !

Duval

Hein ! c’est profond. Cent mille francs ! Ah ! je les donne de bon cœur !

Madame Gérard

Mon Frère !

Caroline

Mon Oncle !

Anna

Elle accepte donc Roblot ?

Duval

Roblot devait venir ce matin me dire si elle n’acceptait pas ; il n’est pas venu, donc elle accepte.

{p. 48}

Madame Gérard

Ah ! Dieu soit loué ! Comment ! Vous avez trouvé cela ?

Duval

Mais oui. (À sa nièce Anna.) Ah çà ! tais-toi ; laisse-moi l’honneur du plan ; j’y suis pour les cent mille francs. ( À sa sœur.) Elle est bien gentille, Anna ; elle était dans le secret. On peut la consulter. Elle a sa petite tête. C’est un démon.

Madame Gérard

Caroline, plus d’avocat !

Duval

C’est l’avocat qui m’a déterminé ! Ma nièce à un homme qui ne sait que parler, parler, parler ! Vous écoutez, longtemps ! Cherchez ce qu’ils ont dit ?… rien. J’ai les avocats en horreur ; les hommes sont faits pour agir.

Anna

Eli bien ! mon Oncle, votre plan va mal. Elle a refusé.

Madame Gérard

Anna, tu me feras mourir…

Anna

Vous m’avez dit : pas une syllabe !

{p. 49}

Madame Gérard

Comment sais-tu cela ?

Anna

Elle me l’a dit devant vous, à voix basse, en m’attribuant l’honneur du plan de mon oncle.

Duval

Mais, Anna, s’il manque, je n’en prends plus la responsabilité. Je ne veux pas me compromettre avec Gérard. Dans votre intérêt, je dois garder le rôle de médiateur… Je te l’ai dit, je vous le répète, je ne veux pas me mêler des affaires domestiques de mes parents.

Anna

Les épiciers, dont on se raille, ont la tête forte et le bras…, je ne dis rien du bras, on le connaît, on peut compter dessus ! Duval Avant de descendre dans la lice, la force doit voir si elle aura le dessus, et j’aurais le dessous ; mais tu te moques de moi, petite rieuse.

Anna

Vous allez le savoir, voici Roblot.

{p. 50}

Scène X §

Les Mêmes, Roblot.

Roblot

Monsieur Duval, tout est perdu. Je suis allé chez vous pour vous le dire, mais…

Duval

Vous vous arrêtez au premier mot d’une fille ? Vous êtes un poltron ! les femmes nous créent des obstacles pour…

Anna

Vous amuser.

Duval

Non, pour nous juger. Mon cher Roblot, toute fille aime le mariage ; mais elle n’aime pas, tout d’abord, le mari.

Caroline

Bien, mon Oncle. Ce matin vous êtes très lumineux.

Duval

Tu trouves ? (À Roblot.) Pour se faire agréer, il faut savoir s’y prendre, et vous vous y serez mal pris.

{p. 51}

Roblot

Comment, Monsieur, je lui ai, pour ainsi dire, étalé cent mille écus. Puis, je lui ai fait apercevoir cent mille autres écus. Le plus petit chiffre n’enlève-t-il pas de grands scrupules ?

Duval

Vous êtes de mon opinion. Nous vivons dans un temps où les chiffres tempèrent tout, même le désordre.

Anna

Si vous lui avez parlé comme à mon père quand vous lui donnez vos comptes…

Roblot

Eh bien ! Mademoiselle, vous vous trompez ; je lui ai dit que je l’aimais…

Duval

Comment le lui avez-vous prouvé?

Roblot

En voulant l’épouser ; il n’y a rien qui dénote plus d’aveuglement. Mais elle a été d’un désintéressement !… Ah ! si vous l’aviez entendue, vous…

Madame Gérard

On ne vous demande pas précisément son éloge, Monsieur.

{p. 52}

Caroline

Vous êtes tombé amoureux d’elle. Elle est heureuse, cette fille-là !

Roblot

Mademoiselle, la Maison Gérard, voilà ma seule passion, je vous le jure. De là vient la douleur où vous me voyez. Je viens vous conjurer de me garder le plus inviolable secret ; il me serait impossible de supporter les regards de monsieur Gérard après ce qui s’est passé.

Duval

Qu’est-ce que votre demande peut faire à Gérard ? Vous nous feriez croire à des choses immorales…

Roblot

Mais, Monsieur, le patron…

Duval

Ah ! n’allez pas plus loin, Roblot ; respectez mes nièces.

Caroline

Quoi de plus naturel à un caissier que de penser à une première demoiselle. Quand on se voit tous les jours, il faut absolument s’aimer ou se haïr.

{p. 53}

Anna, bas, à son oncle.

Dites que vous obtiendrez le consentement de mon père.

Duval

Soyez tranquille, Roblot, continuez votre poursuite ; moi, je me charge de décider Gérard ; je lui dirai…

Roblot

Rien, je vous en supplie ! Madame…

Madame Gérard, à un signe d’Anna.

Mon frère a raison. Nous ferons nos efforts…

Roblot

Eh bien ?

Duval

Eh bien ! Avec votre air effaré, de quoi avez-vous peur ?

Roblot

De monsieur Gérard. Voyez-vous, Monsieur, Madame, je suis depuis douze ans ici, je connais les affaires, je suis attaché à la maison comme à une femme, vos intérêts sont les miens. Eh bien ! je préfère sortir, à me trouver compromis dans des choses de cœur. Ça ne me regarde pas. Et puis, je serais un misérable ; on a abusé de mon innocence.

{p. 54}

Madame Gérard

Qu’y a-t-il donc eu d’extraordinaire entre vous et mademoiselle Adrienne ?

Roblot

Oh ! rien, Madame.

Anna

Que s’est-il passé entre vous, pour que vous vouliez nous quitter ?

Caroline

Ah ! Monsieur Roblot, vous ne nous dites pas tout.

Duval

Roblot, vous auriez… hein ?… Dites-moi tout, à un homme. Venez. (Il l’emmène.) Eh bien, vous avez peut-être été trop loin ?

Roblot

Oh ! Monsieur…

Duval

Ah ! trop près ?

Roblot

Mais, Monsieur, vous me connaissez !

Duval

De la discrétion ? C’est donc bien grave ?…

Roblot

Madame, monsieur Duval a juré de me causer les plus {p. 55}grands chagrins. Gardez-moi tous le secret, autrement je serais dans une position épouvantable. Je me connais, je ne suis pas même une machine, je suis un rouage…

Anna

Très précieux !

Roblot

Eh bien, je sortirai !

Madame Gérard

Vous resterez, Monsieur Roblot. (À Anna.) Tu ferais battre les anges. (À Roblot.) Allez, Monsieur Roblot, dites à mademoiselle Guérin de monter.

Roblot

Madame, mon sort est entre vos mains. Souvenez-vous de douze ans de service, de mes cheveux blancs, ne me compromettez pas avec monsieur Gérard ; un seul de ses reproches me tuerait, (il sort.)

Scène XI §

Les Mêmes, excepté Roblot.

Caroline

Le pauvre homme ! La frayeur qu’il a de mon père donne à penser.

{p. 56}

Madame Gérard, à Duval.

Mes filles peuvent finir par y voir des choses…

Duval

En tout cas, il sera mon caissier.

Anna

Vous n’oseriez pas. Vous tremblez devant votre beau- frère. Eh bien, Maman, nous triomphons ; elle nous est livrée pieds et poings liés ; elle met le désordre ici.

Madame Gérard

Entre Roblot et une mademoiselle Guérin, on n’hésite pas.

Duval. (Il se frappe le front.)

C’est cela. Je devine ; vous la renvoyez sous ce prétexte.

Anna

Vous ne compreniez donc pas votre plan ? Si elle acceptait, nous en étions débarrassés par le mariage ; si elle n’acceptait pas, monsieur Roblot était trop compromis vis-à-vis de mon père pour rester ici.

Duval

Rusée ! Ma Sœur, du courage ; nous vous avons procuré l’occasion d’éclater.

{p. 57}

Caroline

Ah ! Maman, je ne serai donc plus sacrifiée ! Ce monsieur Louis Guérin ! Ah ! j’en serais morte !

Anna

Tout doucement !

Caroline

Tu ne sais pas ce dont je serais capable. (Bas à sa sœur.) J’aime monsieur Hippolyte…

Anna, [bas].

Ah ! Tu ne m’en disais rien.

Madame Gérard

Mon Frère ! puis-je compter sur votre appui dans cette affaire ?

Duval

À la vie, à la mort, ma chère Sœur. Mes petites colombes, vous allez voir.

Caroline

Voici l’ennemi.

{p. 58}

Scène XII §

Les Mêmes, Mademoiselle Adrienne.

Adrienne

On m’a priée de votre part, Madame, de me rendre ici.

Madame Gérard

Vous êtes si peu accoutumée à recevoir des ordres que cela vous étonne !

Adrienne

Je suis loin de penser ainsi.

Madame Gérard

Que s’est-il donc passé entre vous et monsieur Roblot ?

Adrienne

Mais rien.

Anna

Absolument rien ?

Madame Gérard

Cherchez.

Duval

Une jeune personne se souvient toujours de ces choses-là.

{p. 59}

Adrienne

Madame, il ne s’est rien passé entre monsieur Roblot et moi qui regarde les affaires de la Maison.

Duval

Vous vous enferrez, ma bonne ! Il s’est donc alors passé quelque chose ?… si… enfin, vous comprenez… la dissimulation est un défaut horrible.

Madame Gérard

Vous vous disiez si franche, vous aviez une âme transparente !

Adrienne

La discrétion n’est pas la dissimulation.

Duval

Elle a raison.

Madame Gérard

Mais enfin, Mademoiselle, vous avez tourné la tête à notre caissier.

Adrienne

Madame, comment puis-je être responsable des sentiments de monsieur Roblot ?

Madame Gérard

Quoi ! Mademoiselle, vous mettez la cervelle de ce pauvre homme à l’envers par vos avances…

{p. 60}

Adrienne

Ah ! Madame !

Madame Gérard

Certes, un homme froid et compassé comme monsieur Roblot a dû être bien excité pour arriver à une telle exaspération.

Duval

Il avait la tête perdue.

Anna

Il était fou.

Madame Gérard

Voilà douze ans qu’il est ici, je ne l’ai jamais vu regarder une femme en face.

Adrienne

Mais, Madame, que croyez-vous donc de moi ? Puis-je empêcher monsieur Roblot…

Madame Gérard

Mademoiselle, une fille bien élevée empêche un monsieur Roblot et tout autre de s’occuper d’elle. Ces sortes de choses n’arrivent jamais qu’à de certaines personnes.

Caroline

On ne me fait point de déclarations.

{p. 61}

Duval

Allons ! convenez-en, il y a de votre faute.

Adrienne

Et c’est vous, Monsieur, qui osez m’adresser une semblable parole ?

Duval

Elle me menace.

Madame Gérard

Ne perdez pas le respect que vous devez à mon frère.

Adrienne

Monsieur Duval, Madame, oublie la première vertu des hommes envers les femmes : la générosité. S’il s’agissait de commerce, il aurait plus de bonne foi.

Anna

De quoi s’agit-il donc ?

Madame Gérard

D’un commerce.

Adrienne

Dites mieux, Madame, d’un trafic. Mademoiselle Anna le sait aussi bien que monsieur son oncle. Je m’attendais à ce qui arrive.

Madame Gérard

Eh bien ! alors, vous devez comprendre, Mademoiselle {p. 62}Guérin, que, malgré tout mon désir de vous conserver, il nous est impossible de vous garder. Entre monsieur Roblot, qui est ici depuis douze ans, et vous, qui êtes moins ancienne de quatre années, nous ne pouvons hésiter. Il ne veut pas rester ici si vous y demeurez. Je suis au désespoir que votre conduite donne lieu à cette séparation. Vous nous étiez utile, je rends justice à vos qualités commerciales ; mais, enfin, si vous avez contribué à la prospérité de notre Maison, nous n’avons pas été ingrats.

Duval

Non ; vous avez bien fait vos affaires… oh ! honorablement.

Anna

Mademoiselle sort dans une situation bien différente de celle où elle était en entrant.

Adrienne

Mademoiselle, si je sors de la maison de monsieur votre père, ce sera de manière à exciter des regrets.

Anna

De part et d’autre.

Madame Gérard

Comment, si vous sortez ? Mais monsieur Roblot va {p. 63}faire le compte de vos intérêts, pendant que vous ferez vos dispositions.

Duval

Oui, ma chère enfant ; ces choses-là se doivent exécuter en deux temps. Moi, je ne voudrais pas faire de mal à un vermisseau ; mais, voyez-vous, je vous le dis, il faut sortir.

Caroline

Pauvre Mademoiselle Adrienne ! Moi, je vous plains, je sais ce qu’il doit vous en coûter…

Adrienne

Madame, vous n’attendez pas, pour une affaire de ce genre, l’arrivée de monsieur Gérard ?

Madame Gérard

Ma chère, vous êtes ici une pomme de discorde. Aujourd’hui, c’est monsieur Roblot ; demain, ce sera monsieur Hippolyte…

Caroline

Monsieur Hippolyte ?

Adrienne

Madame !

Anna

Pourquoi n’obéissez-vous pas à ma mère ?

{p. 64}

Adrienne

Mademoiselle, mon hésitation est…

Madame Gérard

Inconvenante, et vous devriez m’éviter de vous redire une chose aussi désagréable à prononcer qu’à entendre. Je suis la maîtresse ici. Mon mari aime trop monsieur Roblot pour ne pas le préférer.

Duval

Mais finissez-en. Vous ne manquerez pas de Maisons où l’on désire de belles personnes pour votre emploi… Vous feriez croire à des choses suspectes.

Adrienne

Monsieur, je ne m’attendais pas à trouver en vous le courage d’insulter une pauvre fille, maintenant sans protection ; mais cependant il m’est permis de faire observer à Madame que je liens ma place ici de monsieur Gérard, et que l’on doit à une personne qui s’est toujours bien conduite de ne pas la chasser comme…

Madame Gérard

Ah ! ma chère, il est clair que je ne puis aller chercher le commissaire de police et la garde pour vous faire sortir de chez moi, si vous voulez y rester malgré ma volonté; mais, si vous le prenez sur ce ton, je vous {p. 65}quitte la place et vais, avec mes filles, chez mon frère, à l’instant ! À son retour, monsieur Gérard choisira entre sa femme, sa famille et une…

Adrienne

Arrêtez, Madame !

Anna

Bien, Maman.

Adrienne

Je sais ce que vous alliez dire. Entre deux malheurs, il faut choisir le moindre. Dans quelques minutes, je ne serai plus ici.

Anna

Ah !

Duval

En faisant les choses de bonne grâce, vous nous eussiez épargné ce débat, et ma sœur se serait assez intéressée à vous pour…

Adrienne

Monsieur, je n’ai besoin de la protection de personne.

Madame Gérard

Je ne le sais que trop.

Adrienne

Madame, si j’ai des torts envers vous, je vous prie de {p. 66}me les pardonner. Quant à moi, je souhaite que vous n’ayez pas à vous repentir de la détermination que vous prenez. Je savais déjà que, pour prix de mes efforts, je ne trouvais ici que haine et jalousie ; mais, du moment où ces sentiments vont si loin, je me dois à moi-même et à mon bienfaiteur de vous obéir. Il nous jugera tous. S’il m’interroge, je serai généreuse.

Madame Gérard

Hypocrite ! Vous nous protégerez, n’est-ce pas ?

Anna

Bon voyage !

Duval

Adieu, Mademoiselle.

SCENE XIII

Les Mêmes, excepté Mademoiselle Adrienne, puis Victoire.

Anna

Comme elle compte sur mon père ? Qu’y a-t-il donc entre eux ?

Caroline

Plus d’avocat Guérin ! Ah ! Maman, tu as eu bien du courage.

{p. 67}

Madame Gérard

Pour toi, mon enfant ; sans la lettre où votre père nous annonce ses intentions définitives, je ne me serais pas si ouvertement opposée à Gérard.

Anna

Maintenant, il faut soutenir la décision.

Duval

Nous la soutiendrons. Vous direz à Gérard : « Si elle rentre, je sors et vais demeurer chez mon frère ».

Madame Gérard

Enfin, nous verrons. Nous commencerons par lui écrire en détail, en lui expliquant....

Victoire

Pardon, Madame ; je croyais mademoiselle Guérin ici.

Anna

Elle est allée dans sa chambre faire ses paquets.

Victoire

Elle est renvoyée ? Pas possible !

Madame Gérard

Oui, Victoire.

{p. 68}

Victoire, à Anna.

A cause de quoi, Mademoiselle ?

Caroline

Une intrigue avec monsieur Roblot.

Victoire

Il était là ce matin, dès six heures et demie, avec elle.

Madame Gérard

Vraiment ? Eh bien ! je n’aurais pas cru cela d’elle. Que lui vouliez-vous ?

Victoire

Elle m’a dit d’avoir à tout prix une truite saumonée ; monsieur Chevet a emporté la seule qu’il y eût à la halle. Je venais lui demander s’il fallait aller la prendre. Elle m’a bien recommandé aussi d’avoir du gibier.

Caroline

Mon père arrive !

Victoire

C’est clair.

Duval

Mais c’est un guet-apens.

{p. 69}

Madame Gérard

Certes ! Gérard vient aujourd’hui.

Anna

Eh bien ! Maman, que mademoiselle Guérin soit partie avant le retour de papa, et du courage !

Madame Gérard

Mais, ma Fille…

Duval

Toute réflexion faite, j’ai des affaires, je ne déjeunerai pas chez vous.

Anna

Ah ! mon Oncle, vous resterez, ou vous… vous perdrez mon estime.

Madame Gérard

Mon Frère, ne m’abandonnez pas. Moi, je vais m’habiller. Viens, Caroline. (Elles sortent.)

Anna

Comment, mon Oncle ! Tenez, vous êtes une poule mouillée !

Duval

Mais, ma chère petite, Gérard est violent, et entre {p. 70}hommes, vois-tu, les choses peuvent aller fort loin tout de suite.

Anna

Vous aimez mieux votre tranquillité que celle de votre sœur ; vous ne lui feriez aucun sacrifice.

Duval

Je donnais cent mille francs.

Anna

Oui, vous prêtiez votre argent, mais vous ne voudriez pas payer de votre personne… fi ! Mais moi, pour sauver ma mère, je donnerais ma vie ! Je ne sais pas ce que je ne ferais pas.

Duval

Ta ! ta ! ta ! ta ! ta ! Tenez, ma Nièce, les femmes abusent un peu trop de leur position avec nous. Vous ne vous battez pas en duel, vous ! À table, on vous donne les ailes de poulet ; vous passez partout les premières ; nous nous exterminons pour satisfaire vos vanités, vous donner de belles toilettes, des voitures… Puis, vous avez pour toute fatigue celle de gloser sur nous. Vous dites : Monsieur Duval n’a pas de caractère, il se conduit de telle ou telle manière, il est trop versatile, il ne sait ce qu’il veut… À sa place, je… Il est facile de tout dire quand on n’a rien à faire.

{p. 71}

Anna

Vous verrez que moi seule saurai défendre ma mère ! Si les femmes ne sont bonnes à rien, les jeunes filles savent se dévouer, mon Oncle.

Duval

En ce cas, ta mère doit être assez forte avec toi. Je suis pour la non-intervention, éclairé par le fameux exemple de Milon de Cretonne.

Anna

Crotone.

Duval

Eh ! non, Cretonne ; on y fait de la toile. Il s’est pris les doigts dans un arbre. De là le proverbe. ( Il s’esquive.)

Anna

Fi, mon Oncle ! Il est parti ! Victoire, je vais aller auprès de ma mère pour l’aider…

Victoire

À soutenir l’assaut !

Anna

Attendez mon père ; vous lui apprendrez la grande {p. 72}nouvelle, et viendrez nous dire comme il prend la chose.

Victoire, seule.

Plus souvent que je vais me hasarder à essuyer la colère de monsieur ! S’il entre par les Magasins et n’y trouve pas mademoiselle, ce sera bien amusant ! Le reçoive qui voudra ; je vais aller acheter la truite.

{p. 73}

Acte deuxième §

{p. 74} {p. 75}

Scène I §

Gérard

J’ai cru qu’en prévenant Adrienne, elle viendrait à ma rencontre ; je voulais la voir la première ! Je l’ai vainement attendue, et cependant elle n’est pas au Magasin. Y aurait-il quelque malentendu ? À mon âge il n’y a plus d’heureuses chances ; le hasard est le courtisan de la jeunesse. Je suis dévoré de jalousie et d’inquiétude, car c’est surtout pour nous que la crainte devient toute l’imagination du bonheur. Eh bien ! personne ici. Soyez donc père de famille ! Il est vrai que ma femme et mes filles ignorent mon arrivée. J’ai cru pouvoir me rendre maître de mon amour pour Adrienne, l’oublier. L’absence ne tue que les petites passions. Être vieux pour les {p. 76}regards, être jeune pour le cœur, quel martyre ! Sentir croître son affection chaque jour, et chaque jour perdre quelques-uns des avantages qui font qu’on nous aime ! J’éprouve à cette idée des mouvements de rage, et alors je suis prêt à tout méconnaître. Parfois aussi, mon amour me rend meilleur. Ma femme et mes filles ne savent pas que, par devoir, je les traite mieux depuis que je les sens en second dans mon cœur. Tout le bonheur que je leur dois me semble un vol fait à Adrienne ! (il veut ouvrir la porte des appartements et la trouve fermée.)

Une voix

On n’entre pas, ces dames s’habillent.

Gérard

Justine, c’est moi.

Scène II §

Gérard, Victoire. (Elle sort de l’appartement.)

Victoire

Tiens, tiens, c’est Monsieur. (Elle se tourne et crie dans l’appartement.) Madame, Mesdemoiselles, c’est Monsieur.

Gérard

Que font-elles donc ?

{p. 77}

Victoire

Madame sort du bain, et ces demoiselles achèvent de s’habiller. Monsieur a fait un bon voyage ?

Gérard

Oui. Tout va bien ici ?

Victoire

Mais, oui et non. Vous ne trouverez pas mademoiselle Guérin…

Gérard

Mes filles sont en bonne santé ?

Victoire

Oui. Mais cette pauvre mademoiselle Adrienne est…

Gérard

Comment va ma femme ?

Victoire

Vous allez la voir ; elle est rajeunie. Elle ne vous attendait certes pas, car mademoiselle Adrienne…

Gérard

Mais je ne vous parle pas de mademoiselle Adrienne.

Victoire

Ah ! si Monsieur sait la chose…

{p. 78}

Gérard

Eh bien, quelle chose ? Si tu veux parler de mademoiselle Adrienne, voyons, parle, qu’y a-t-il ?

Victoire

Il y a, Monsieur, que vous n’êtes pas sans ignorer que ces dames ne s’entendaient pas très bien avec elle. Quoique madame soit encore bien belle et ne paraisse pas son âge, mademoiselle Adrienne est faite pour exciter la jalousie, et surtout quand on s’aperçoit qu’elle a pour vous des attentions auxquelles les femmes sûres de leurs maris ne pensent pas toujours. Tenez, ce matin, mademoiselle m’a sonné dès six heures : « Victoire, m’a- t-elle dit, courez à la halle ; s’il y a une truite saumonée, ayez-la, ne regardez pas au prix ; choisissez le meilleur gibier. » N’était sa dignité, mademoiselle y serait allée elle-même.

Gérard, à part.

Chère enfant, les plus petites choses, elle y songe. (Haut.) Mais, enfin, tu parlais de ma femme et de mes filles ; que s’est-il passé?

Victoire

Monsieur comprendra qu’il est bien difficile, à moi qui ne sors pas de ma cuisine, de savoir les raisons qu’elles ont eues avec mademoiselle Adrienne. Si Monsieur me trouve ici, c’est rapport au bain…

{p. 79}

Gérard

Mais il y a donc eu quelque chose ?

Victoire

Je ne sais que ce que j’entends dire par l’un et par l’autre. Ah ! les commis, excepté monsieur Roblot par exemple, sont tous pour mademoiselle Guérin.

Gérard

Victoire ?

Victoire

Monsieur.

Gérard

Pendant mon absence, monsieur Louis Guérin est-il venu souvent voir ces dames ?

Victoire

Une fois.

Gérard

Une seule fois ! Et pourquoi ?

Victoire

Ces dames ont fait dire quelles étaient sorties ; mademoiselle Guérin les savait là; le frère n’a pas pu l’ignorer.

{p. 80}

Gérard

Ah ! voilà comment je suis obéi !

Victoire

Il est fier, ce jeune homme ; il n’a pas voulu avoir l’air de s’insinuer. Vous comprenez, un orphelin. Monsieur Hippolyte disait qu’à sa place il aurait agi de même.

Gérard

Où est mademoiselle Adrienne ?

Victoire

Mais quand je parle à Monsieur de mademoiselle Adrienne, il me questionne sur madame et sur ses filles ; Monsieur les mêle, comme si…

Gérard

Mais où est-elle ? (il sonne.)

Victoire, à part.

Sonne, sonne ! Tu auras beau faire, tu ne la verras pas.

Gérard

Vous disiez que ma femme avait eu des raisons ?

Victoire

Et de fortes, car enfin monsieur Roblot…

{p. 81}

Gérard

Roblot et Adrienne ?…

Victoire

Mais puisque c’est monsieur Roblot qui est la cause de tout…

Gérard

Roblot ne peut être cause de rien ! Un homme enterré dans sa caisse !

Victoire

L’amour l’en a fait sortir. Les vieux sont souvent pires que les jeunes, et c’est naturel. On tient bien plus à la vie quand elle nous quitte que quand elle commence.

Gérard

Ah çà, Victoire !…

Victoire

Il s’agit de monsieur Roblot, Monsieur. Quand on a une aussi belle fille que mademoiselle Adrienne à la tête d’une Maison où il faut des hommes, vous aurez beau les avoir laids, ils ne seront jamais aveugles, et quand on ne peut qu’admirer ce qu’on voit, dame !… Ce serait vouloir qu’un cuirassier affamé entrât dans une cuisine, et…

Gérard

Que de paroles vides !

{p. 82}

Victoire

…Ne dise pas d’un bon bouillon : « Il a de beaux yeux ! »

Gérard

Mais laisse ton cuirassier. (Il sonne.) Roblot ! Mais comment Roblot ?…

Victoire

Tenez, Monsieur, ces dames vous expliqueront elles- mêmes la chose, et vous leur donnerez raison. A la place de madame, vous n’auriez pas été si bon pour mademoiselle Adrienne, qui, de son côté, n’a pas tort de vouloir le mariage… (Elle sort.)

Scène III §

Gérard, François.

Gérard

Adrienne, vouloir le mariage ? Mon Dieu ! les femmes sont pires que les avocats pour embrouiller les choses les plus simples. Cependant, ce désir de se marier, n’est- ce pas ma seule crainte ? Si cela était, elle connaîtrait ce que peut le dernier amour d’un homme.

François

Monsieur a sonné…?

{p. 83}

Gérard

Trois fois.

François

Je montais les paquets…

Gérard

Va dire à mademoiselle Guérin de venir me parler.

François

Oui, Monsieur. (Fausse sortie.)

Gérard

Je saurai…

François. (Il rentre.)

Monsieur sait-il où est mademoiselle Guérin ?

Gérard

Mais n’est-elle pas ici ?

François

Elle est sortie…

Gérard, à part.

Elle a été à ma rencontre… (Haut.) Eh bien ! dès que tu la verras, dis-lui…

François, [à part].

J’aime mieux qu’un autre que moi le lui apprenne. (Il sort.)

{p. 84}

Scène IV §

Gérard, Anna.

Anna. (Elle saute au cou de son père.)

Ah ! mon bon Père, te voilà donc enfin ! Un mois absent ! Combien le temps a dû te paraître long !

Gérard

Oh ! oui.

Anna

Tu es bien gentil de nous surprendre ; nous ne t’attendions pas. Maman sort du bain, elle s’est faite belle. Oh ! elle est charmante ! Elle nous disait en s’habillant : « Il faudrait que votre père revînt ! » En ce moment même nous avons entendu ta voix. Vraiment, elle est aussi jeune, aussi fraîche que ses filles.

Gérard

Anna, je t’ai rapporté de bien jolies choses.

Anna

Donne-les toutes à maman.

Gérard

Mais crois-tu donc que j’ai oublié ta mère et ta sœur !

{p. 85}

Anna

Tout a bien été dans votre voyage ?

Gérard

Oui, mais… Anna, viens. (Il la prend sur ses genoux.) Qu’y a-t-il de nouveau ici ?

Anna

Rien… Ah ! une petite affaire.

Gérard, à part.

Je vais savoir la vérité.

Anna

Roblot a voulu s’en aller à cause de mademoiselle Guérin ; car cette fille-là, Papa, tu crois la connaître…

Gérard

Oui, ma Fille.

Anna

Enfin, tu avais pour elle, des petits soins… Allons, Monsieur Gérard, ne vous en défendez pas. C’était votre faible…

Gérard

Je m’intéresse à elle comme à une personne accomplie, et chez qui…

{p. 86}

Anna

Enfin, tu la mets avant nous toutes dans ton cœur. Autrefois, tu nous aimais bien ! Nous nous sentions enveloppées de ton affection à toute heure, comme on sent la chaleur du soleil ; tu rayonnais sur nous ; mais, depuis deux ans surtout, nous ne sommes plus là (elle lui met la main sur le cœur) où nous étions. Il semble même que nous ayons tort d’y être. Mais tu reviens, je ne veux pas te gronder. La suite au numéro prochain.

Gérard

Anna, cette jalousie me prouve que tu aimes bien ton père, et ton injustice me plaît.

Anna

Injustice ?

Gérard

Oui. As-tu cessé d’être ma Fille préférée ? Tu as tout mon sang, mes idées, mon cœur, et tu sais bien quel est ton empire sur moi…

Anna

Veux-tu que je te prouve combien ma mère et moi nous sommes déchues ?

Gérard

À peine arrivé, tu m’accuses.

{p. 87}

Anna

Non, tu t’accuseras toi-même ; je vais te prendre en flagrant délit. (Elle sonne.)

Gérard

Elle donne des leçons à son père !…

Anna

Mais tout va si vite que vous vous arriérez, et les pauvres enfants sont obligés de faire l’éducation de leur père !

Victoire

Vous m’appelez ?

Anna

Ayez une truite et du gibier.

Victoire, à part.

Est-elle rusée. (Bas à Anna.) Mais il sait que mademoiselle Adrienne en a fait prendre.

Gérard, à Victoire.

Laissez-nous… (Victoire sort.) Ne te donne pas le mérite d’un soin qu’une autre a déjà pris.

Anna

Qui ?…

{p. 88}

Gérard

Celle que tu accuses.

Anna

Ah ! elle savait donc votre arrivée, et vous nous trompiez ! Eh bien, mon Père, votre famille ne passe pas après cette fille accomplie ! À la place de ma mère, je ne vous pardonnerais pas de sitôt une semblable félonie. Et pour qui ? Pour une… Enfin, ta mademoiselle Guérin est une intrigante.

Gérard

Ah çà, ma Fille, pour qui prenez-vous votre père ? Me croyez-vous un Géronte dont on se peut jouer ?

Anna

Au contraire, tu me sembles un peu jeune ; tu es encore la dupe de ton cœur, tu ne veux croire que ce que tu espères ; il faut nous laisser ces erreurs, à nous autres filles.

Gérard

Voyons, ma petite Anna, je ne te demande pas de maximes, mais de me dire ce que ta mère a eu avec Adrienne… Dis ?

Anna

Eh bien, Roblot…

{p. 89}

Gérard

Roblot, toujours Roblot. La cuisinière… Roblot ! Ma fille… Roblot ! Enfin, me direz-vous en deux mots, Mademoiselle ?…

Anna

Ah ! si tu prends ton air sévère, je me tais.

Gérard

Elle ferait damner les saints !

Anna

Papa, tiens, laisse-moi te donner encore une petite leçon. Tu es bon comme un père, et tu te fais méchant comme un diable ; à quoi cela te mène-t-il ? On se tait devant les despotes, qui, n’étant avertis de rien, sont réveillés par des catastrophes irréparables. Le secret, pour ne rien savoir ni avoir, c’est de tout demander, de tout vouloir. Si tu veux m’écouter, agir avec finesse, tu sauras à quoi t’en tenir sur ton idole aux pieds d’argile, comme moi tout à l’heure en te prenant avec la truite.

Gérard

Mon Dieu, Mademoiselle, avez-vous la prétention, depuis que vous n’êtes plus un enfant, d’en savoir plus sur cette femme que moi, qui ne lui ai pas accordé ma confiance sans de mûres réflexions ?…

{p. 90}

Anna

Mademoiselle ?… Je ne suis plus ta petite Anna pour qui tu formes de si beaux projets, et que tu préfères parce qu’elle te ressemble. Et pourquoi ? parce que je veux t’ouvrir les yeux. Allons, Papa, décidément les hommes aiment à être trompés !

Gérard

Trompés ?

Anna

Tout bien considéré, peut-être une erreur qui plaît est-elle meilleure qu’une vérité qui blesse.

Gérard, à part.

Instruisez donc les enfants ! ils deviennent les bourreaux de leurs pères. (Haut.) En quoi me trompe-t-elle ?

Anna

Tu ne veux pas qu’on dévoile cet ange, descendu du ciel pour le bonheur de la Maison Gérard.

Gérard

Eh bien, ma petite Anna, si tu aimes ton père, tu ne le laisseras pas dans l’inquiétude, dans une angoisse…

Anna

Tu me sembles plus agité que s’il s’agissait de maman…

{p. 91}

Gérard, à part.

Il n’y a rien comme ces petites filles pour tout voir… (Haut.) Voyons, dis-moi bien tout…

Anna

Relativement à mademoiselle Adrienne ? Comment, si cela peut te faire plaisir !

Gérard

Oui, tu me feras plaisir. (À part.) J’étouffe.

Anna

Eh bien, Roblot… Je suis une petite fille et je ne sais pas tout ; mais j’ai compris qu’elle avait une intrigue avec Roblot pour se faire épouser.

Gérard

Se marier, elle !

Anna

Pourquoi pas ? Quelle raison aurais-tu donc d’en faire une vestale ?…

Gérard

Mes raisons, mes raisons… (À part.) Mon Dieu, gardons- nous d’éveiller ses soupçons ! (Haut.) Il s’est donc passé des choses…

Anna

Oh ! des choses graves. Elle a été surprise, à six heures {p. 92}du matin, avec Roblot ! Maman a dit qu’elle n’aurait jamais cru cela d’elle. Quand une fille a le mariage en goût, il parait que c’est terrible… Enfin, moi, je suis trop jeune pour comprendre ces singuliers usages ; je n’aime que ma mère et toi.

Gérard

Pourquoi ta mère avant moi ?

Anna

Jaloux ! elle est la plus faible et vous la chagrinez ! (À part.) Il ne m’écoute pas.

Gérard

Roblot ! à six heures du matin ? Elle, la pureté même ! Elle, qui m’a juré de ne jamais se marier sans mon consentement ! (il sonne.) Je sens une fureur ! Pour me la mieux attacher j’ai voulu quelle tînt tout de moi ; mais peut-être l’ingratitude commence-t-elle à l’impossibilité de s’acquitter.

Scène V §

Les Précédents, Madame Gérard, Caroline.

Gérard, à François qui se montre à la porte.

Dites à monsieur Roblot que je veux lui parler.

{p. 93}

Madame Gérard

Bonjour, mon ami. Eh bien ! Anna, tu n’as pas déjà fait servir ici ton père ?

Gérard

Je n’ai pas faim, ma chère.

Madame Gérard, à ses filles.

Quel ton sec.

Caroline. (Elle embrasse son père.)

Combien nous sommes heureuses de te voir !

Gérard

Bien, mon enfant, bien !

Madame Gérard

Je ne vous demande pas si vous avez fait bon voyage ; on ne dirait pas que vous sortez de voiture, vous êtes frais, jeune et mis comme un homme en bonne fortune ; je vous sais bien gré de cette attention.

Gérard

Vous n’en êtes pas à savoir si je vous aime, et ma mise… (À part.) Ce Roblot…

Madame Gérard

Est un effet du hasard, n’est-ce pas ?

{p. 94}

Gérard

N’allez-vous pas m’accueillir par une querelle ? Ce n’est plus de notre âge… (À part.) Mais Roblot ?

Madame Gérard

Qui cherchez-vous ? N’avez-vous pas auprès de vous tous ceux qui vous aiment ? Que pouvez-vous désirer ?…

Caroline

Papa me semble inquiet.

Madame Gérard

Que voulez-vous ?

Gérard

Mais je veux savoir ce qu’il y a entre mademoiselle Adrienne, Roblot et vous ?

Madame Gérard

Oh ! Monsieur, quoi ! déjà ! À peine avons-nous échangé quelques mots, que voici cette fille entre nous ! Ce n’est ni aimable, ni convenable, ni décent !

Gérard

Il s’agit moins de cette fille, Madame, que de moi, de mes projets, de mes volontés méconnues.

{p. 95}

Madame Gérard

Quand m’est-il arrivé de manquer à mes devoirs, à l’obéissance que je vous dois ?

Gérard

Ah ! voilà les devoirs, l’obéissance en avant ! Les femmes ne parlent jamais tant de leurs devoirs que quand elles y manquent. Vous avez si bien fait que monsieur Louis Guérin n’est pas venu ici pendant mon absence.

Madame Gérard

Heureusement, Monsieur, car ma fille n’a pas pour le frère autant d’aveuglement que vous en avez pour la sœur…

Gérard

Madame, vous montrez en ce moment une hardiesse !

Madame Gérard

Il s’agit du bonheur de ma fille, Monsieur, et du nôtre.

Gérard

Caroline épousera monsieur Louis Guérin ; je ne me suis pas décidé sans de mûres réflexions sur le choix de mon gendre. Ce jeune homme est plein de sentiments élevés…

{p. 96}

Madame Gérard

Un avocat sans fortune !

Gérard

Un avocat, Madame, qui ne plaide que selon ses convictions, dont la conduite est irréprochable, qui ne troublera point l’harmonie de notre famille ! Mais il ne s’agit pas en ce moment de monsieur Louis Guérin ; il s’agit…

Madame Gérard

De sa sœur ! Oh ! Monsieur, votre impatience se calmera, quand vous saurez que la sœur, aussi ambitieuse que son frère, maintenant que vous l’avez faite riche, songe à se marier…

Gérard

Madame, si vous disiez vrai… (À part.) De quel côté se trouve la trahison ? J’ai le cœur dévoré de soupçons....

Madame Gérard, à Anna.

J’ai des palpitations à [en] mourir ! Nous sommes engagées dans une voie périlleuse ; ils s’expliqueront, et que deviendrons-nous ?

Anna, à sa mère.

Affronte sa colère, et s’il va trop loin, trouve-toi mal.

{p. 97}

Madame Gérard, à Anna.

Tu ne connais pas ton père ; il me laisserait là.

Caroline

Monsieur Hippolyte est bien plus capable qu’un avocat de diriger une maison de commerce ; je ne vois pas…

Scène VI §

Les Mêmes, d’abord François, puis Louis Guérin.

François

Monsieur Louis Guérin demande à parler à Monsieur.

Madame Gérard, à Anna.

La crise est arrivée.

Gérard

Qu’il entre !

Louis Guérin

Monsieur.

Gérard

Ah ! vous voilà, mon ami. Que signifie votre air solennel ?

{p. 98}

Louis Guérin

Monsieur, je viens, de la part de ma sœur, vous remettre ces papiers.

Gérard. (Il prend la lettre, la garde entre ses doigts et la froisse pendant toute la scène.)

Une lettre de votre sœur ! Tout ce qui se passe depuis mon entrée ici est d’un mystérieux… Mais enfin, vous me direz, vous, Louis ?…

Louis Guérin

Mon cher Protecteur, nous nous tairons. Notre reconnaissance envers vous est absolue et nous engage envers tous les vôtres. Aussi accepterons-nous, sans aucun murmure, les bruits injurieux qui vont nous accabler ; mais ma sœur sera plus forte pour les supporter en écartant une question toujours odieuse.

Gérard

Vous me parlez grec ; où est votre sœur ?

Louis Guérin

Sortie de chez vous, elle ne peut être que chez son frère.

Gérard

Sortie !…

{p. 99}

Louis Guérin

Non ; pas sortie, mais chassée.

Gérard

Chassée ! Elle à qui tout le monde ici doit de la reconnaissance !

Madame Gérard

Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite de l’amour ?

Gérard

Enfin, Madame, parlez. Voici une heure que c’est à qui dans la maison me cachera ce que Monsieur m’apprend ?

Louis Guérin

Monsieur, je ne sais rien encore, si ce n’est que ma sœur est venue en pleurs…

Gérard

Elle pleurait !… Ah ! Madame, vous me direz…

Louis Guérin

Elle m’a supplié de ne point demander d’explications.

Gérard

Il nous en faut.

Louis Guérin

Monsieur, je pense comme elle, après l’avoir entendue. {p. 100}Il est des cas rares où les obligés peuvent égaler leur bienfaiteur. Si vous aviez tort, nous paraîtrions ingrats. Mais de pauvres gens, obligés autant que nous le sommes, ont le temps pour eux ! Nous ne pourrons jamais nous acquitter : vous nous avez donné la vie sociale, et tous les enfants meurent insolvables envers leur père ; mais mon ambition est comme ma reconnaissance, infinie ; peut-être un jour en serez-vous tous convaincus.

Gérard

Votre sœur a donc été traitée bien indignement ?

Louis Guérin

On lui a reproché d’avoir fait fortune chez vous.

Gérard

Qui a dit cela ?

Louis Guérin

On ne le répétera pas, Monsieur ; personne n’osera dire, après sa lettre, qu’elle n’ait pas été fidèle à vos intérêts ; mais, cette question entièrement mise à part, elle ne peut être accusée que relativement à sa moralité. Sa noble réputation de jeune fille, elle veut vous l’abandonner. Puis-je y consentir ?

Gérard

Madame, parlerez-vous ? Vous me devez, vous devez {p. 101}au frère de mademoiselle Adrienne raison de ce renvoi. Mademoiselle Adrienne vous a-t-elle manqué?

Madame Gérard

Non, Monsieur ; mais son frère ne trouvera pas mauvais que nous ayons préféré Roblot à mademoiselle Adrienne. Roblot ne voulait plus rester ici avec elle ; il est venu nous le déclarer en présence de toute la famille.

Louis Guérin

Madame, ma sœur n’est pas là pour se défendre ; mais s’il s’agit de son mariage avec monsieur Roblot…

Gérard

Ah çà! Monsieur, il est donc vraiment question de mariage…

Louis Guérin

J’ai plusieurs fois pressé ma sœur de se marier…

Gérard

Et que vous a-t-elle répondu ?

Louis Guérin

Elle désire rester fille, par dévouement pour moi…

Gérard

Oui ; mais elle était, dit-on, à six heures du matin avec Roblot.

{p. 102}

Louis Guérin

Quoique j’aie peu vu monsieur Roblot, je sais qu’il ne lui conviendrait point ; il y a vingt ans de différence entre eux.

Madame Gérard

Je lui connais cependant des goûts raisonnables.

Gérard

Madame, (à voix basse) de telles pointilleries rendent la vie insupportable. (Haut, à Louis Guérin.) Allez chercher votre sœur, Monsieur ; ramenez-la promptement. Si Roblot ne vient pas, je vais aller à lui, et tout s’expliquera.

Madame Gérard, à Louis Guérin.

Arrêtez, Monsieur. (À Gérard.) Je n’ai pas renvoyé mademoiselle Guérin sans les plus graves raisons, et son rappel peut avoir des conséquences que vous déploreriez plus tard ! D’abord, songez que vous allez me donner tort devant toute ma Maison, devant le public.

Gérard

Quand on a des torts, il est très bien de ne pas les avouer, mais il est mieux encore de les réparer.

Madame Gérard

Ainsi, vous préférez immoler votre femme à cette fille ?

{p. 103}

Gérard

Qui vous parle de vous immoler ! Vous avez le talent de vous rendre victime, d’embarrasser la vie intérieure de mille petites considérations qui ne sont rien en elles- mêmes, et qui, sans cesse ajoutées les unes aux autres, deviennent des montagnes. (À Louis Guérin.) Allez, mon cher !

Madame Gérard

Monsieur, vous ne savez pas combien vous donnez à penser à vos filles.

Gérard

Caroline sera bientôt mariée ; et, quant à l’autre, elle est trop innocente pour vous comprendre.

Madame Gérard

Mais moi, Monsieur ?

Gérard

Oh ! s’il ne s’agit que de nous deux…

Anna, à Louis Guérin.

Monsieur, si vous avez les sentiments élevés que vous accorde mon père, ne devez-vous pas vous opposer vous-même à la rentrée de votre sœur ?

Madame Gérard, à son mari.

Égoïstes ! Vous demandez de continuels sacrifices aux {p. 104}mères de famille, et vous ne leur sacrifieriez pas un caprice !

Gérard

Madame, il vous semble charmant d’accuser un homme à qui vous devez le bonheur, et qui pendant dix-huit ans a travaillé pour vous rendre heureuse, riche et considérée. N’avez-vous pas une belle maison de campagne, une voiture, des terres ? Vous refusé-je quelque chose pour votre luxe, votre table, votre toilette ? Suis-je avare ?

Madame Gérard

Sommes-nous donc coupables de vouloir votre affection toute entière ?

Gérard

Il y a dix-huit ans que vous l’avez.

Madame Gérard

Pourquoi l’ai-je perdue après l’avoir méritée dix-huit ans ?

Gérard

Allez-vous me faire de ma maison un enfer ?

Madame Gérard

Ah ! si vous le prenez ainsi, je vais avec mes filles chez mon frère. Votre Adrienne sera…

{p. 105}

Gérard

Mon Adrienne ! Écoutez, Madame ; sortir c’est un procès. Si vous le gagnez, vous aurez une pension pour vous et pour vos filles… Vous me ferez peut-être passer pour un méchant homme, mais je serai libre…

Madame Gérard

Ah ! oui, nous le savons, les hommes ont fait les lois…

Gérard

En votre faveur ! Est-ce à nous que profite le mariage ? N’est-ce pas à vous ? Nous y avons perdu la liberté ; vous y gagnez une protection que vous ne nous rendez pas facile à exercer. Auriez-vous par hasard adopté les absurdes idées auxquelles nous devons de fort belles phrases dans les livres, et des querelles interminables dans nos ménages ?

Madame Gérard

Monsieur, je vous en supplie, un dernier mot ! Les femmes savent mieux que vous juger les femmes ; elles ne sont pas comme vous aveuglées par… l’admiration. Si nous savons aujourd’hui ce que cette fille nous coûte, l’avenir est effrayant ! Que faut-il faire pour vous éclairer ? (Elle tombe à ses pieds.) Monsieur, vous ne savez pas combien de malheurs vous aurez à vous reprocher.

{p. 106}

Gérard

Relevez-vous, Madame ! Vos filles pourraient croire que vous avez des torts envers moi…

Madame Gérard

Monsieur, une humiliation passagère se supporte ; mais être humiliée à toute heure, chez soi, voilà ce qui est intolérable.

Anna, à sa mère.

Ma Mère, pourquoi vous humilier quand vous avez à pardonner ? (À son père.) Mon Père ! faites ce que ma mère vous demande,… ou… tu t’en repentiras !

Caroline

Mon Père, si vous saviez…

Madame Gérard

Monsieur, d’un côté toute notre famille, et de l’autre… Choisissez.

Gérard

Une émeute de famille !

Louis Guérin

Monsieur, nous ne devons pas être un sujet de trouble dans votre maison. Si ma sœur y cause de si fortes aversions, je vais être le premier à l’empêcher d’y revenir (Louis Guérin sort.)

{p. 107}

Gérard. (II court après Louis Guérin.)

Mais elle serait perdue alors, et eux aussi !

Scène VII §

Les Précédents, moins Louis Guérin, Duval.

Duval

Eh ! te voilà de retour, mon cher Gérard. Es-tu content ?

Gérard

Non.

Duval

Cependant le voyage te va. (À sa sœur.) Il est comme un jeune homme ! [(À Gérard.)] Tu te portes à merveille. La santé est, selon les philosophes et les médecins, le premier bien…

Gérard

Le second doit être la paix chez soi.

Duval

Comme tu me reçois ! Eh bien, vous me semblez tous interdits. Suis-je de trop ?… Je me retire.

{p. 108}

Gérard

Mon cher, il y a chez moi des révolutions, comme partout.

Duval

Il n’y a pas cependant de souverain plus absolu que toi, et tu as raison ; c’est précisément parce que mon ménage deviendrait une république que je reste garçon.

Gérard

Mon cher, ta sœur…

Duval

Prends garde, Gérard ; défie-toi de ton premier mouvement ; ton second est meilleur.

Gérard

Madame Gérard vient de se permettre, ce matin, de renvoyer mademoiselle Guérin. Conçois-tu cela ?

Duval

Parfaitement.

Gérard

Non, tu ne sais pas ce que c’est que…

Duval

De se marier ?

Gérard

Non, elle ne veut pas se marier.

{p. 109}

Duval

On ne t’a donc pas dit qu’elle épousait Roblot ? Roblot l’aime, ils vont s’établir, Roblot va se mettre banquier, je le commanditerai, toi aussi.

Madame Gérard

Vous voyez.

Gérard

Tous les diables déchaînés ! Ils recommencent. Ah çà, il est temps d’en finir avec ce cauchemar de Roblot ! (Il va vers la porte du fond.)

Madame Gérard

Bien, mon Frère.

Anna

Cher Oncle, soutenez-nous une fois en votre vie. En embrouillant bien les choses, elles iront à notre fantaisie.

Caroline

Parlez beaucoup, mon Oncle.

Gérard, au fond.

Allons, Roblot.

{p. 110}

Scène VIII §

Les Mêmes, Roblot, [puis Hippolyte.]

Gérard

Ah çà, mon cher, à nous deux !

Roblot

Monsieur. (À part.) J’ai déjà ma chemise mouillée dans le dos.

Gérard

Je vous connais, vous êtes un homme d’honneur…

Roblot

C’est mon état, Monsieur.

Gérard

… Exact comme la table de Pythagore.

Roblot

Oui, Monsieur, en ce qui concerne les écritures ; mais quant à l’amour en partie double, je n’y suis plus… S’il s’agit de ça, je vous prie de me laisser… (Il veut sortir.)

Gérard

Restez ! Mademoiselle Guérin vous aime, m’a-t-on dit. Elle veut vous épouser ?…

{p. 111}

Roblot

Elle vous l’a dit ? Ah !…

Gérard

Que s’est-il passé ce matin entre vous ?

Roblot

J’ai été séduit…

Gérard

Comment séduit ? Vous, par elle ?

Roblot

Par monsieur Duval.

Gérard

Quelle plaisanterie !

Duval

Il nous a priés d’intercéder auprès de toi pour lui faire obtenir Adrienne.

Roblot

Ah ! Monsieur Duval, permettez. Rétablissons les faits…

Anna

Vous nous avez dit, là, ce matin, que vous lui aviez peint votre amour avec une éloquence…

{p. 112}

Gérard

Tu l’aimes ! tu le lui as dit, toi, Roblot ? Voyons, au lieu de me regarder comme si je te faisais peur, réponds.

Roblot

Monsieur, permettez…

Gérard

Oui ou non ?

Madame Gérard

Que nous avez-vous dit, ce matin ?

Roblot

Eh ! j’ai dit qu’elle m’avait envoyé faire mes chiffres !

Gérard

Mais, tu lui as donc dit que tu l’aimais ?

Roblot

Hé bien, oui.

Gérard

L’aimes-tu ?

Roblot

Hé, non. Elle m’est parfaitement indifférente.

Gérard

Oui, non ! Pourquoi lui as-tu menti ?

{p. 113}

Roblot

Eh bien ! pardonnez-moi, Monsieur ! J’ai été pendant un moment ébloui par l’idée de devenir mon patron ; voilà tout.

Madame Gérard

Ah ! Monsieur Roblot ! Vous nous avez dit qu’après ce qui s’était passé, ce matin à six heures, entre vous et Adrienne, vous ne vouliez pas vous trouver en face de mon mari, ce qui m’a donné beaucoup à penser.

Roblot

Madame…

Gérard

Roblot, pas de tergiversations.

Duval

Allons, Roblot, demandez-lui franchement son consentement, il ne saurait le refuser ; il vous commanditera comme je le fais volontiers, je vous l’ai dit, de cent mille francs, et il fera le bonheur de deux êtres estimables et vertueux.

Gérard

Parleras-tu ?

Roblot

Monsieur, vous avez un son de voix qui me met hors de moi… Si je compte de l’argent ce matin, je me tromperai.

{p. 114}

Gérard

Je suis calme, je t’écoute ; parle, mon vieux Roblot, dis-moi la vérité. (À la famille.) Taisez-vous.

Roblot

Eh bien ! Monsieur, monsieur Duval…

Duval

Ah ! ne me mettez pas là-dedans, Roblot ; moi, j’y suis pour les cent mille francs, et…

Gérard

Mon cher Duval, je vous soupçonne très fort d’avoir été pour quelque chose dans cette affaire. Si cela est, nous aurons un compte à régler.

Duval

Moi, je ne me mêle jamais des amours de personne. Pour qui me prenez-vous ?

Gérard, à Roblot.

Eh bien ?

Roblot

Monsieur Duval m’a dit que si je pouvais décider mademoiselle Adrienne à m’épouser avant votre retour…

Gérard

Duval !

{p. 115}

Duval

Attends, attends !

Roblot

Il me commanditerait de cent mille francs. J’ai fait des objections : ce n’est pas à quarante ans qu’un homme peut inspirer… Pardon, Monsieur, je m’embrouille,… il peut inspirer… au contraire…

Gérard

Tu ne sais ce que tu dis.

Madame Gérard

Mais il a raison. Est-ce à quarante-deux ans qu’un homme peut être aimé pour lui-même ?

Gérard

Et à cinquante-six ?

Madame Gérard

Oh ! toujours !

Gérard

Ah ! vous connaissez bien les endroits de nos cœurs où vous pouvez planter vos aiguilles !

Anna

Allons, mon Oncle, un effort.

{p. 116}

Duval

N’aimes-tu pas beaucoup cette charmante fille, qui mérite d’ailleurs les adorations de tous ceux qui l’entourent ? Ne veux-tu pas faire son bonheur ? Eh bien ! Roblot est un parfait honnête homme, un peu froid, mais…

Gérard

Mon cher beau-frère, je vous trouve singulier.

Duval

Tu trouves ?

Gérard

Nous allons nous expliquer…

Duval, à Anna.

Eh bien ! tu vois, me voilà compromis.

Gérard, à Roblot.

Que vous a répondu mademoiselle Adrienne ?

Roblot

Elle m’a dit qu’elle ne se marierait jamais sans vous consulter.

Gérard, à voix basse.

Elle te l’a dit ? Mais comment ? Cela partait-il du fond de l’âme ?…

{p. 117}

Roblot, sur le même ton.

J’ai cru voir qu’elle avait le cœur plein de reconnaissance pour vous, et que…

Gérard

Ah ! voilà comment les choses se sont passées.

Duval

Pas autrement ; ainsi, tout peut s’arranger.

Gérard

Monsieur, vous avez essayé de mettre le trouble dans ma maison.

Duval

Monsieur, j’ai voulu y mettre la paix ; on connaît assez mon caractère.

Gérard

Pour le connaître, il faudrait que vous l’eussiez montré.

Duval

Tu me crois sans caractère ? Eh bien ! je ne suis pas de ton avis. Le caractère qui consiste à céder, à plier, est infiniment plus aimable que celui qui veut tout emporter de force. L’un arrive, et l’autre est brisé.

Gérard

Vous me faites pitié.

{p. 118}

Duval

Et toi, tu ne me fais pas envie.

Gérard

Tu me feras le plaisir de ne pas venir placer tes capitaux ici.

Madame Gérard

Mon frère a cru bien agir ; et moi, Monsieur…

Gérard

Vous, Madame, vous allez recevoir mademoiselle Adrienne, et vous efforcer de lui faire oublier ce qui s’est passé.

Duval

Eh bien ! oui, ma Sœur ; puisque tout peut encore s’arranger, allez ! Elle a de grandes qualités, Adrienne ; elle est belle, intelligente, soumise… Vous finirez par vous entendre.

Anna

Voilà comment vous soutenez ma mère !

Gérard

Que lui avez-vous dit pour qu’elle soit arrivée en pleurs chez son frère ? Je le vois, vous l’avez humiliée ; une pauvre fille à qui nous devons tant, qui refuse de se marier pour continuer à veiller à nos intérêts ! Je vais l’aller chercher moi-même ; elle pourrait vouloir ne pas {p. 119}revenir. Son frère a tant de fierté, que votre sot débat lui fera conseiller à Adrienne de ne pas rentrer ici.

Madame Gérard

Ah ! puisse-t-il réussir !

Gérard

Vous ne savez pas tout ce que vous perdriez !… (il sort et se heurte avec Hippolyte.)

Hippolyte

Monsieur, nous vous attendions pour savoir ce que vous décidez relativement aux mousselines de la Maison Copin.

Gérard

Renvoyez !…

Hippolyte

Mais, Monsieur, c’est une affaire à gagner…

Roblot

Monsieur, ils nous doivent, et nous pouvons nous payer.

Gérard

De quoi parlez-vous ? De mousselines ?… Hé ! faites comme vous voudrez. (Gérard et Hippolyte sortent.)

Duval

Il y court comme au feu.

Madame Gérard

Ah ! c’est bien le feu !…

{p. 120}

Anna

Comment, Monsieur Roblot, vous n’avez pas eu le courage de persister ! Je connais mon père, il vous aurait marié.

Duval

Ah ! Roblot ! je vous croyais un homme !

Roblot

Monsieur, je ne suis qu’un caissier, et y eût-il un million de commandite, je ne bougerais plus. Il faut que Monsieur ait quelque chose en tête pour avoir été si bon. (Il sort.)

Scène IX §

Les Mêmes, moins Roblot.

Madame Gérard

En la renvoyant nous n’avons fait que la mieux ancrer ici. Mon malheur est consommé !

Duval

Eh bien ! ma Sœur, il faut te résigner. Après tout, elle te débarrasse de bien des soins ici. Tu peux te distraire, tu as une assez belle fortune, et, à ta place, je céderais, en vivant tout à fait à part avec mes filles. On arrive à tout par des concessions.

{p. 121}

Anna

Transiger avec le mal !

Duval

Et avec quoi donc ?

Madame Gérard

Si j’étais seule à souffrir de ceci, je suivrais votre conseil ; mais j’aime trop mes tilles pour les voir sacrifier (Elle pleure.)

Duval

Oh ! voilà. Je ne puis pas voir pleurer une femme ! Ça trouble ma digestion. Allons, il le faut, je veux les sauver. Adélaïde, j’ai des choses à te dire que tes tilles ne doivent pas entendre, viens chez toi. (ils sortent.)

Scène X §

Anna, Caroline.

Anna

Des choses que nous ne devons pas entendre ?… Comme si nous ne savions pas les deviner ! Eh bien ! Caroline, tu pleures ?

Caroline

Ne suis-je pas perdue ? Ah ! ma chère Anna, jamais notre mère n’aura deux fois autant de courage. Quant à {p. 122}moi, je suis une pauvre fille, blonde et faible, sans plus de cœur qu’un agneau. Toute ma force est dans mon amour pour monsieur Hippolyte.

Anna

Eh bien, dis-le à mon père ; résiste-lui.

Caroline

Impossible, il me fascine… À tout ce qu’il me dira, je répondrai : oui…

Anna

Tu ne sais donc pas dire non ?

Caroline

Ni à mon père, ni à monsieur Hippolyte, s’il m’aimait.

Anna

Monsieur Hippolyte ne sait donc rien ?…

Caroline

Nous nous sommes jeté quelques regards, voilà tout.

Anna

Et tu l’aimes… là… bien ?…

Caroline

À mourir de chagrin.

Anna

Mon Dieu, mon père est si bon ! Moi, je sais le prendre, et je le lui dirai.

{p. 123}

Caroline

Mais, pauvre innocente, tu n’as donc pas vu qu’il aime Adrienne ?

Anna

Oh, tu te trompes ! Tu vois de l’amour partout, parce que tu aimes.

Caroline

C’est parce que j’aime que j’ai lu dans son cœur. Nous venons de le martyriser…

Anna

Mais c’est impossible ; il est marié.

Caroline

Ah ! je sais par ce qui se passe en moi, que moins on peut avoir ce qu’on aime, plus on le désire… Il n’y a rien comme l’impossibilité pour attiser la passion.

Anna

Mais il se doit à ma mère, à nous.

Caroline

Si nous avions le malheur de perdre ma mère, Adrienne serait, quinze jours après, notre belle-mère.

Anna

Tu calomnies mon père.

{p. 124}

Caroline

Tu n’as donc pas vu combien il est fatigué de ma mère ; il a eu tout à l’heure des gestes…

Anna

Horribles !… Tu as raison.

Caroline

Il ne tient à ce mariage que pour mettre Adrienne dans la famille, et l’enchaîner près de lui.

Anna

Combien ma mère a dû souffrir ! Oh, Dieu ! Mais elle est d’une clémence !… À sa place, j’aurais déchiré cette fille.

Caroline

Ah ! ménageons-la ! Maintenant, Anna, nous n’avons plus de ressources que dans sa bonne volonté. Ne peut- elle pas tout sur mon père ! Si elle ne voulait pas ce mariage, il ne se ferait pas…

Anna

Oh ! combien les passions sont lâches !

Caroline

C’est toutes les petitesses et toutes les grandeurs ensemble ! Quand on se sent la tête dans les cieux, la terre fait mal aux pieds.

{p. 125}

Anna

L’amour rend donc poète ?

Caroline

Ah ! mon Enfant, j’ai de l’esprit pour sentir, et tu en as pour agir ! Tu seras toujours au-dessus du malheur, et moi toujours au-dessous ; aussi aimé-je mieux mourir que de renoncer à un bonheur qui me rend forte, et auquel je me suis chaque jour plus attachée, auquel chaque heure ajoute un tribut d’espérance.

Anna

Mais si nous éclairions le frère, qui ne se doute de rien ?… Tu épouseras Hippolyte. J’ai maintenant la clef de tout ici. Mon père est un…

Caroline

Arrête, ma chère. Il faut avoir pitié de ceux qui aiment. Il doit bien souffrir.

Anna

Mais, il le veut !

Caroline

L’amour n’est le plus beau de tous les sentiments que parce qu’il est le plus involontaire. Je ne saurais aimer un autre homme que monsieur Hippolyte, et il m’est impossible de dire pourquoi je l’aime.

{p. 126}

Anna

Je suis digne de Roblot, je n’y comprends rien… Je voudrais bien savoir ce que mon père dit à Adrienne, et ce qu’elle lui répond.

Caroline

J’aimerais mieux savoir ce que mon oncle Duval dit à ma mère.

Anna

Viens, nous allons le savoir.

{p. 127}

Acte troisième §

{p. 128} {p. 129}

Scène I §

Duval, Madame Gérard, puis Caroline, Anna.

Duval

J’irai jusque-là, ma Sœur ; mais je m’en fie à toi pour savoir si cette fille est irréprochable.

Madame Gérard

Mon Frère, votre dévouement me touche aux larmes ; mais vous en aurez le mérite sans en avoir les charges, car elle aime… (Apercevant ses filles.) Chut ! Elles sont encore heureusement là-dessus d’une innocence…

Duval

Les filles sont après un secret comme un chasseur après le gibier.

{p. 130}

Caroline

Dites-nous-le, mon Oncle ; vous nous éviterez la peine de le deviner.

Anna

Si nous le surprenons, nous ne sommes pas tenues à la discrétion ; en nous le confiant, on nous rend muettes.

Madame Gérard

Vous en savez déjà trop.

Duval

Tu es des petites jésuites, mes Nièces.

Anna

Voilà le français de la rue des Lombards.

Duval

Ingrate, ne vois-tu pas qu’il m’en coûte trop de dire : vous, à mes héritières, (il sort.)

Scène II §

Les Précédents, moins Duval.

Anna

En voilà un qui ne tourmentera pas sa femme !

{p. 131}

Madame Gérard

Ma pauvre Anna, les femmes peuvent être aussi malheureuses de la faiblesse de leurs maris que de leur force.

Anna

Quelle énigme que le mariage !

Caroline

Mais on la résout par l’amour.

Madame Gérard

Non, mes chères petites. Quoique la résignation soit alors facile, voyez où elle mène.

Anna

Chère Maman ! Je t’aime bien plus depuis ce matin ; je voudrais te rendre tout ce que mademoiselle Adrienne t’enlève. J’ai juré de tant tourmenter mon père…

Madame Gérard

Garde-toi bien de gâter nos affaires… Il y a plus ; quoi qu’il puisse vous en coûter, mes chères petites, soyez polies, bonnes, affectueuses même envers Adrienne ; il y va de notre avenir.

Anna

Il m’est impossible de t’obéir, Maman ; mes yeux démentiraient mes lèvres.

{p. 132}

Madame Gérard

Quelle douleur pour une mère que de savoir que, tôt ou tard, un si beau naturel sera livré au monde, l’assemblage de tant de tromperies !

Caroline

Elle est vraie, parce qu’elle se sent forte.

Madame Gérard

Cette force te perdrait, mon Anna, si tu continuais à la déployer. Apprends ton métier de femme ; toutes nos grâces viennent de notre soumission.

Anna

Je ferai volontiers patte de velours à mademoiselle Adrienne, si vous me promettez que je pourrai lui donner un bon coup de griffe.

Caroline

Mais ne vois-tu pas que ma mère a ses idées ?

Madame Gérard

Vous aggraveriez ma situation, mes chères Filles, si vous causiez de nouvelles contrariétés à votre père, après ce qui vient de se passer à propos d’Adrienne.

Anna

Nous devons donc l’aimer aussi, nous ?

{p. 133}

Madame Gérard

Non ; mais vous devez m’obéir.

Caroline

La voici.

Anna

Sa toilette annonce des projets.

Scène III §

Les Mêmes, Mademoiselle Adrienne.

Adrienne

Madame, mon frère m’a tout dit, et je viens vous assurer de mon entier dévouement au bonheur de votre famille ; quelques instances que me fasse monsieur Gérard, je ne rentrerai point chez vous malgré vous.

Madame Gérard

Vous ne l’avez donc pas encore vu ?

Adrienne

Non, Madame. Aux premiers mots de mon frère sur la scène qui a eu lieu entre vous et monsieur Gérard, je suis venue ici pour vous faire part de mes résolutions.

{p. 134}

Caroline

Ah ! Mademoiselle, s’il en est ainsi, je vous aimerai.

Madame Gérard

Chère Adrienne, il n’y a que vous qui puissiez faire céder monsieur Gérard sur ce point… Si je persistais dans mon opposition, mon mari se porterait contre moi aux plus cruelles extrémités, car il verrait dans votre détermination une obéissance à mes volontés. Si vous êtes généreuse, rentrez ; je paraîtrai lui obéir. Mais, plus tard, saisissez un prétexte pour lui demander votre congé. À ce prix vous aurez mon estime, mon amitié. Puis, je saurai vous récompenser au delà de vos souhaits.

Anna

Si vous agissez de la sorte, Mademoiselle, je vous admirerai comme une héroïne.

Adrienne, bas à Madame Gérard.

Je suis prête à vous obéir, Madame ; mais vous ne briserez pas que moi, vous briserez aussi votre famille.

Madame Gérard

Mes Filles, laissez-nous.

{p. 135}

Scène IV §

Madame Gérard, Mademoiselle Adrienne.

Madame Gérard

Expliquez-vous clairement ?

Adrienne

Monsieur Gérard m’aime, Madame.

Madame Gérard

Je le savais.

Adrienne

Et vous m’avez sauvée de moi-même en me mettant dans l’appartement de vos filles. Ce jour-là, Madame, je vous ai bénie comme une mère. Ce souvenir m’a donné la force de tout endurer de vous.

Madame Gérard, à part.

Quelle étonnante fille ! C’est Tartufe en jupe, ou la vertu personnifiée. (Haut.) Eh bien, ma chère, vous êtes une honnête fille. Pourquoi donc avez-vous refusé Roblot ?

Adrienne

Je ne l’aime point, Madame.

{p. 136}

Madame Gérard.

Vous aimez Gérard ! (Adrienne tombe aux genoux de Madame Gérard.) Relevez-vous, Mademoiselle.

Adrienne

De là vient mon dévouement à vos intérêts ; il a la force du désespoir. Mais, Madame, ici je suis forte, ici je puis résister, ici je puis vous rendre mille services, empêcher des malheurs, de grands malheurs ! Éloignez-moi, nous sommes tous perdus ! J’ai bien pensé à fuir par amour pour lui ; mais il serait venu me chercher au fond de l’Amérique. Si je reste en France, il ferait des folies ! Madame, soyez juste ; vous auriez pu rencontrer plus mal. D’autres feraient parade de vertu ; moi, je suis vraie, je me sens faible. Le sentiment de cette faiblesse m’a soutenue… Ici, dans le sanctuaire domestique, j’ai su purifier un amour qui vous blessait. Il a de la grandeur assez pour aimer purement ; aussi, les soupçons l’aigrissent-ils à un point où il ne se connaît plus… Il veut le salaire de la plus coûteuse des vertus… Que décidez-vous ?

Madame Gérard

Qu’avez-vous donc fait pour l’amener là ?

Adrienne

J’ai résisté, Madame.

{p. 137}

Madame Gérard.

Votre vertu nous coûte cher !

Adrienne

Infâme, je vous aurais ruinée. Vous ne savez pas, Madame, jusqu’où va cette passion ; elle s’agrandit de toute la faiblesse qui de jour en jour croit chez lui. Je n’envisage pas l’avenir sans effroi. J’aime, je combats ! Mais c’est tout ce que peuvent demander le monde et Dieu.

Madame Gérard

Et que voulez-vous de moi, ma chère ?

Adrienne

Je vous fais la même demande pour moi-même ?

Madame Gérard

Mariez-vous.

Adrienne

Est-ce possible ? Vous ignorez jusqu’où va sa jalousie ; il y aurait une double catastrophe, un double deuil…

Madame Gérard, à part.

Oh ! c’est trop grand pour une fille ! Voudrait-elle nous épouvanter ?… (Haut.) Votre empire sur monsieur Gérard doit être aussi grand que sa passion ; vous pouvez nous sauver toutes en l’amenant à l’idée d’un riche établissement pour vous ! J’ai mieux que Roblot.

{p. 138}

Adrienne

Madame, je suis venue à vous avec plus d’humilité que d’orgueil. Vous pouvez vous croire offensée et je suis votre servante. Encore une fois, songez-y… Tant qu’il sera riche, heureux, je réponds de moi ; mais peut- être serais-je sans force contre ses malheurs, contre son désespoir… Rendez-le bien heureux par une harmonie intérieure, et chaque jour ma tâche deviendra moins difficile…

Madame Gérard, à part.

Nous naissons vraies, et nous mourons artificieuses ! Néanmoins, à son âge, il faut la croire ; elle serait trop perverse. (Haut.) Adrienne, mon enfant !… (Adrienne lui baise les mains.)

Adrienne

Votre bonté, Madame, me donne du courage contre moi-même, et contre celui de qui je tiens tout.

Madame Gérard

Vous avez raison ; vous êtes ici plus en sûreté que partout ailleurs. Revenez-y de mon consentement ; mais gardez le plus profond secret sur tout ceci. (Elle va jusqu’à la porte de son appartement.) Anna, Caroline !

Adrienne, seule sur le devant de la scène.

Ai-je bien fait ? Il n’y avait plus que ce moyen de nous sauver tous ! Et je reste auprès de lui !… Je puis le ser {p. 139}vir, le voir. Peut-être un danger sans cesse observé n’existe-t-il plus.

Scène V §

Les Mêmes, Caroline, Anna.

Madame Gérard

Mes Filles, mademoiselle Guérin est une noble et bonne fille ; elle demeure ici par ma volonté ; traitez-la comme une sœur ; elle méritera sans doute votre amitié.

Caroline

Quel changement !

Anna

Qu’elle ensorcelle mon père, je le comprends ; mais ma mère !

Caroline

Mademoiselle Guérin sait que je ne l’ai jamais chagrinée. (Elle l’embrasse.)

Madame Gérard

Et toi, Anna ?

Anna

Je ne veux pas lui donner le baiser de Judas.

{p. 140}

Adrienne

Je ne veux surprendre ni votre cœur, ni votre estime, Mademoiselle.

Anna

J’attendrai des preuves, Mademoiselle. Si vous trompez ma mère, vous ne me tromperez pas, et je vous serai la plus implacable ennemie…

Madame Gérard

Anna !

Adrienne

Madame, cette franchise est noble, et je la préfère aux ruses de ce matin.

Caroline

Je n’épouserai pas votre frère, n’est-ce pas ?

Adrienne

Il est incapable, Mademoiselle, d’accepter une main contrainte.

Caroline

Oh ! laissez-moi vous embrasser !

Adrienne

Volontiers. (Elle baise les mains de Madame Gérard.)

(Gérard parait au fond, et voit tout.)
{p. 141}

Scène VI §

Les Mêmes, Gérard.

Gérard, au fond.

Eh bien ! les voilà qui s’embrassent ! Qui diable peut déchiffrer ce que les femmes ont dans le cœur !…

Madame Gérard

Allons, mes Enfants, tout ira bien.

Gérard

Ah çà, pouvez-vous, Madame, m’expliquer par quel artifice vous êtes les meilleures amies du monde, après vous être mise à genoux pour obtenir son renvoi ?

Madame Gérard

Nous aimez-vous mieux brouillées ?

Gérard

Non, mais…

Anna, à sa mère.

Tu n’as pas suivi mes conseils… Tu ne sauras rien…

Madame Gérard

Est-ce maintenant vous qui voulez la chasser ?…

{p. 142}

Adrienne

Vous voulez donc, Monsieur, me recevoir le front soucieux ?

Gérard

Mais vous me surprenez fort…  (À part.) Le diable se mêle de mes affaires… (Haut.) Je suis accouru chez votre frère ; vous veniez de partir. (À sa femme.) Louis Guérin viendra dîner avec nous. (À part.) Elle a embelli. (Haut.) Vous paraissez émue.

Adrienne

Madame vient de se montrer si bonne et si généreuse pour moi.

Madame Gérard

J’espère que vous ne l’avez pas oubliée, et que vous lui aurez rapporté quelque beau présent.

Gérard

Oh ! un rien.

Madame Gérard

Vous avez eu tort.

Gérard

Un châle rouge de Chine.

Anna

Rien que cela !… Oh ! mon Père, vous êtes devenu d’une douceur avec votre femme…

{p. 143}

Gérard

Mais je vous vois toutes joyeuses, les nuages sont dissipés ; je suis si heureux quand le bonheur règne autour de moi !

Caroline

Ai-je de belles choses ?

Gérard

Va voir ; tout doit être dans ta chambre… Êtes-vous curieuse, ma chère amie, de…

Madame Gérard

Très curieuse ; mais Anna m’a l’air [d’être] bien indifférente… Anna, viens avec nous.

Gérard, à sa femme.

Eh bien ! pourquoi m’avez-vous si mal accueilli tout à l’heure, moi qui vous aime tant. (Il lui prend les mains et les baise.) Si vous le vouliez, nous serions tous si heureux… Mais les femmes ne comprennent jamais ces questions-là.

Madame Gérard

Elles les comprennent trop au contraire. (Elle baise Adrienne au front, et, à voix basse :) Voilà le moment de tenir votre promesse ; du courage ! Rompez le mariage {p. 144}de Caroline avec votre frère, et je vous croirai ; pour le défaire vous n’avez qu’à parler du vôtre.

Adrienne

Mais je vais aller voir mon châle avec vous.

Gérard

Adrienne ?

Madame Gérard

Restez ; vous avez à causer de la Maison.

Gérard

Mais, oui ; les affaires avant tout. (il ferme les portes. La mère et ses filles sortent.)

Scène VII §

Gérard, Mademoiselle Adrienne.

Gérard. (Il prend la clef de son cabinet.)

Allons dans mon cabinet, nous serons mieux.

Adrienne

Non, Monsieur ; je serai plus mal.

Gérard

Adrienne, chez vous une pareille crainte est un aveu.

{p. 145}

Adrienne

Je vous avoue que je crains en effet d’avoir tous les malheurs d’une situation dont je ne veux pas les bénéfices.

Gérard

Vous ne perdez [jamais] une occasion d’humilier mes espérances…

Adrienne

Et vous d’agir de manière à me compromettre aux yeux d’une famille irritée, jalouse.

Gérard

Ils vous ont donc bien fait souffrir ?…

Adrienne

Souffrir à cause de vous, la souffrance est alors un bonheur.

Gérard

Quand je t’entends parler ainsi, je suis capable de supporter des mondes de chagrins ! Tu m’aimes donc ?

Adrienne

Toujours.

{p. 146}

Gérard

Eh bien ?…

Adrienne

Jamais !

Gérard

Quelle est cette ridicule histoire de ce rendez-vous avec Roblot ?

Adrienne

Qu’en croyez-vous ?

Gérard

Cette question, Adrienne, a l’air d’être une réponse. Parlez donc ? Ne me trompez pas ! Une minute d’incertitude est une éternité de douleur !

Adrienne

Il est pourtant bien doux d’être aimée ainsi… Rassurez-vous ; vous êtes un enfant, mais sans confiance.

Gérard

Tenez, Adrienne, nous autres hommes ne croyons à rien, tant qu’une femme ne s’est pas entièrement confiée à nous.

Adrienne

Vous venez de me dire à l’instant que vous pouviez tout endurer.

{p. 147}

Gérard

Je mentais ; l’amour se ment à lui-même.

Adrienne

Et si je vous en disais autant ?

Gérard

Mon Dieu, ne jouez pas avec mon cœur, vous pouvez le briser…

Adrienne

Ne puis-je mentir à mon tour pour vous en faire comprendre les inconvénients ?

Gérard

La leçon est cruelle ! (Il lui baise la main.)

Adrienne

Parlons sérieusement. Un homme qui aime bien doit être capable des plus grands sacrifices pour celle qu’il aime.

Gérard

Que faut-il faire ? Voulez-vous que je quitte femme, enfants, que je m’expatrie avec vous, que je refasse une fortune et que nous allions vivre…

Adrienne

Vous appelez cela des sacrifices ?… Mais c’est le bonheur.

{p. 148}

Gérard

Ah ! tu en conviens donc !

Adrienne

Mon Dieu ! je parle de vous.

Gérard

Dans le dernier pli de leur cœur, on y trouve encore de la coquetterie !

Adrienne

Si vous appelez la vertu de la coquetterie, autant nommer la modestie un vice.

Gérard

Quelque certitude que vous ayez d’être aimées, vous nous tueriez pour savoir le vrai du vrai.

Adrienne

Je veux me marier, m’établir, être une bonne, vertueuse bourgeoise, avoir une famille.

Gérard

Ah ! il y a donc du vrai dans cette affaire de Roblot !

Adrienne

Peut-être ! Eh bien, si je le voulais, ne m’aimeriez-vous {p. 149}pas assez pour me faire le sacrifice de vous-même ? Combien de fois ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez comme un père, comme un frère, comme un amant, comme un mari… que vous sauriez mourir pour moi… Eh bien ! je ne vous demande pas tant.

Gérard

Adrienne, railles-tu ?

Adrienne

Raillerie ou vérité, ne puis-je faire de vous ce qu’il me plaît ?

Gérard

Oui ; mais on ne meurt que pour une femme qui nous aime…

Adrienne

Voilà donc le fond de votre cœur ? Votre amour n’est pas absolu, je ne suis pas aimée quand même.

Gérard

Hé, si…

Adrienne

Faites-moi donc alors une réponse ?

Gérard

Encore voudrais-je savoir qui vous épousez.

{p. 150}

Adrienne

Qu’importe.

Gérard

Ah ! c’est vrai.

Adrienne

Eh bien…

Gérard

Vous vous marieriez ?

Adrienne

Vous renonceriez à moi ; songez que je vous le demande comme preuve d’amour.

Gérard

Oui… Je comprends.

Adrienne

Marieriez-vous alors mon frère à votre fille aînée ?

Gérard

Mais je vous en supplie, ne vous occupez pas de moi ni de ma famille, après…

Adrienne

Ah ! vous auriez recours au suicide ; alors vous ne m’appartiendriez pas entièrement.

{p. 151}

Gérard

Vous voudriez donc me voir mourir de chagrin ?

Adrienne

Et si telle était ma volonté…

Gérard

Eh bien ! j’obéirais ; après tout, je vous verrais heureuse.

Adrienne

Ah ! votre femme m’a demandé l’impossible ! Pardonnez-moi, je vous aime trop pour continuer à vous faire souffrir inutilement. (Elle pleure.)

Gérard

Oh ! c’est clair, il y a quelque piège inventé par ma femme là dedans !… Les femmes ne s’embrassent que pour se mordre.

Adrienne

Non, non, ne l’accusez pas ; elle vous est bien attachée, elle a peur de notre passion insensée, elle ne nous connaît pas… Puis elle veut le bonheur de ses filles, elle…

Gérard

Mais elle ignore que sans vous je ne saurais vivre, {p. 152}qu’elle tient son bonheur de votre pitié, que tout m’est indifférent de ce qui n’est pas vous… Une famille croule sans son chef, et je ne vis que par mon amour… C’est immoral, c’est mal, j’ai des filles… Je sais tout ce que la conscience peut dire ; la mienne a parlé longtemps en vain ; que veulent-ils ? J’ai fait ce voyage pour combattre ; je n’ai respiré d’air pur qu’en entrant dans Paris ; en voyage, je mourais. Mon amour, c’est leur bonheur, leur fortune, leur tranquillité.

Adrienne

Un homme fort se dompte.

Gérard

La folie est plus forte que l’homme ; elle est à la porte des plus vastes intelligences.

Adrienne

Vous m’effrayez.

Gérard

Vous m’y ferez arriver.

Adrienne

Dans ce cas, le monde ne nous reprocherait plus rien ; je serais heureuse de pouvoir me dévouer, malheureuse de vous savoir ignorer jusqu’où irait mon affection.

{p. 153}

Gérard

Ne parle plus ainsi, car alors ma raison se trouble et je suis capable des plus grandes violences.

Adrienne

Quand j’ai tout fait pour rester près de vous, ne ferez- vous rien pour moi ? Serez-vous le plus faible, serai-je la plus forte ?

Gérard

Tu es jeune.

Adrienne

Si vous voulez que je reste près de vous, ne m’exposez pas aux plus graves soupçons, à la haine de vos proches, en insistant sur ce mariage qui nous fera considérer comme des ambitieux.

Gérard

Mais c’est moi qui suis l’ambitieux ; votre frère est destiné aux plus hautes places de l’État.

Adrienne

Pourquoi refusez-vous à votre fille le bénéfice de votre morale ? Si elle aime ailleurs.

Gérard

Ma fille Caroline ?

{p. 154}

Adrienne

Si sa répugnance pour mon frère parle, comme votre amour, plus haut que toutes les lois ?

Gérard

Je suis comptable de ma fille à elle-même, et moi…

Adrienne

Ne devez-vous de comptes à personne ?

Gérard

Ah ! tu raisonnes trop pour aimer ! Ils t’ont pervertie de morale.

Adrienne

Hélas ! je le voudrais !

Gérard

Mais ma fille n’aime personne, elle épousera Louis. (Il crie à la porte de l’appartement.) Caroline ! Vous allez voir.

{p. 155}

Scène VIII §

Les Précédents, Madame Gérard, Caroline, Anna.

Gérard

Viens, Caroline. Il s’agit d’une chose très grave qui fait toujours sourire une fille, de ton mariage.

Anna

Vous allez la faire pleurer.

Gérard

Je ne t’avais pas demandée, petite peste ! Ton tour viendra.

Anna

Mais, cher Père, laissez-moi donc alors écouter la leçon. Vous n’aurez plus rien à me dire.

Madame Gérard, bas à Adrienne.

Hé bien ?

Adrienne

J’aurais voulu que vous m’eussiez entendue.

{p. 156}

Gérard, à Anna.

Tu me promets d’être tranquille ?

Anna

Rien que le mot mariage est un calmant ; n’est-ce pas, Mademoiselle Adrienne ?

Gérard

Déjà !

Anna

Je vous réponds.

Gérard

Caroline, aujourd’hui, mon Enfant, tout est bien changé ; les fortunes se divisent à l’infini pour se refaire, il y a peu de richesses stables, les fils de famille ont de grandes passions et de petits revenus. Ceux qui naissent riches ont mille moyens de manger leur fortune et pas un de la refaire ; ce qui est certain…

Anna

C’est l’incertain.

Gérard

Anna ! (À Caroline.) Il n’y a rien de certain, que les facultés. Ce que Dieu nous donne, la pensée, a jusqu’à présent échappé aux caprices des systèmes. Si les fortunes sont mobiles, les capacités sont fixes.

{p. 157}

Anna

Papa, si votre système prend, les sots resteront donc sans femmes. Pauvres sots !

Gérard

Cette petite est déjà trop grande. (À Caroline.) Ma Fille, le devoir des pères consiste à régler leur conduite sur les mœurs du temps… Te choisir pour mari un homme d’honneur, plein de talents, dont l’énergie a déjà dompté la misère, et qui, pouvant être l’artisan de sa fortune, saura garder la tienne, la grossir pour tes enfants, c’est te préparer un bonheur sûr…

Madame Gérard

Et cet homme est Louis Guérin ; mais, Monsieur, ma fille ne l’aime pas.

Gérard

Madame, la manière dont on se marie est un des malheurs de notre temps. Le mariage n’est pas fondé sur la passion…

Madame Gérard

Je le sais…

Gérard

Mais sur la famille…

Caroline

Encore faut-il pouvoir aimer le père de ses enfants, et {p. 158}il me semble que vous devez connaître les inconvénients du mariage quand l’amour y manque.

Gérard

Que voulez-vous dire ?…

Caroline

Mon Père, pardonnez-moi…

Gérard

Voilà, Madame, l’effet de vos plaintes, de vos…

Anna

Ma mère n’y est pour rien ; ma sœur aime…

Gérard

Oui ?

Anna

Un beau jeune homme brun, qui a des favoris noirs et toutes les capacités que vous voulez à votre gendre. Il est bien supérieur à votre avocat ; il fera la fortune, il fera le bonheur de ma sœur.

Gérard

Caroline ?

Caroline

Mon Père !

{p. 159}

Gérard

Dit-elle vrai ?

Anna

Ne la croyez pas si elle me dément ; elle aime…

Gérard

Oui… Caroline ?

Anna

Ne le dis pas !

Gérard

Anna, ma Fille, vous prenez avec votre père des licences… (À sa femme.) Vous devez connaître ce personnage ?

Madame Gérard

Je suis aussi étonnée que vous l’êtes, Monsieur, d’apprendre cette nouvelle. (À Caroline.) Est-ce vrai ?

Caroline

Oui, ma Mère.

Adrienne

Monsieur, vous ne pouvez être insensible aux peines d’amour, et vous ne sauriez reculer devant vos principes. Mademoiselle Caroline n’a pu faire qu’un choix digne d’elle et de vous.

Gérard

Encore dois-je le connaître.

{p. 160}

Anna

Si lu le nommes, tu es perdue ! Mon Père est capable de l’envoyer aux Indes !

Gérard

Anna, fais-moi le plaisir de…

Anna

Je vous gêne ? Je sors. Mais auparavant, je veux vous dire ce qu’elle n’osera pas vous avouer. Elle aime innocemment, elle est sans résistance contre vous, et si vous abusez de votre pouvoir, vous ne serez pas un tyran, vous serez un meurtrier. Elle est capable d’imiter la fiancée de Lamermoor.

Gérard

Le meilleur des romanciers est encore un homme à pendre ! Voilà votre éducation moderne. En supprimant les couvents, on a supprimé l’innocence de l’âme. Si vous empêchez le roman d’arriver chez vous, vous le trouvez sur les boulevards en y promenant vos filles. Elles voient des femmes, créations du génie, déifiées, celle-ci pour avoir tué un prétendu qu’elle n’aimait pas, celle-là pour être morte avec Roméo, dona Julia pour avoir tenu tête à son mari… Ne croyez pas que ce soit le bien de ces belles compositions qui frappe, mais les vives couleurs du mal. Aussi, avons-nous des filles, qui, dès seize ans, font de l’opposition au sein de leur famille.

{p. 161}

Anna

Mon Père, avant ce temps-ci les filles étaient donc bien sages ?

Madame Gérard

Vous voulez me blâmer, Monsieur, et vous avez tort ; ni Anna ni Caroline n’ont lu de romans ; mais elles en voient, et c’est plus dangereux.

Gérard

Madame !… (À Anna.) Eh bien ! ma Fille.

Adrienne

Monsieur, j’en ai entendu assez pour éclairer mon frère. Je vous prie de me dispenser d’écouter des aveux aussi délicats que doivent l’être ceux de mademoiselle Caroline…

Madame Gérard

Elle nous a trompés ! (Adrienne et Anna sortent.)

{p. 162}

Scène IX §

Gérard, Madame Gérard, Caroline.

Gérard

Caroline, regardez-moi !

Caroline

Mon Père, vous pouvez abuser de votre puissance ; vous avez un regard fixe qui dompte la folie et qui la donne.

Madame Gérard

Votre père est trop généreux.

Gérard

Je ne suis pas la dupe de la ruse de votre sœur ; vous n’aimez personne.

Caroline

J’ai fait un choix, mon Père…

Gérard

Oui ?

Caroline

Mon Père, avant de vous le dire, je veux savoir si vous {p. 163}me permettrez de me marier selon mon inclination, en cas où mon choix serait convenable.

Madame Gérard

Vous êtes trop bon père pour ne pas acquiescer à sa demande.

Gérard

Elle me craint.

Madame Gérard

On récolte ce qu’on sème.

Gérard

Êtes-vous sûre d’être aimée, car il y a bien des jeunes gens capables de jouer la passion pour avoir une fortune ?

Caroline

Il sait à peine que je l’aime.

Madame Gérard

Qui est-ce ? Ton père est noble et généreux, je te garantirai d’ailleurs de toute violence.

Caroline

C’est monsieur Hippolyte.

Gérard

Mon commis ?

{p. 164}

Madame Gérard

Eh ! Monsieur, qui sommes-nous ? D’ailleurs, ne vaut-il pas Louis Guérin ? Avez-vous deux poids et deux mesures, et renierez-vous ce que vous venez de dire à votre fille ?…

Gérard

Non…

Caroline

Ah ! mon Père !

Madame Gérard

Je vous pardonnerais tout !

Gérard. ( Il sonne.)

Ma Fille, cette affaire exige quelques réflexions ; vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de bien accueillir monsieur Louis Guérin, de même que je vais étudier Hippolyte…

Madame Gérard

Laisse-nous, ma Fille. (Caroline sort.)

François

Monsieur m’a sonné ?

Gérard

Dites à monsieur Hippolyte de venir me parler.

{p. 165}

Scène X §

Gérard, Madame Gérard.

Madame Gérard

Je vous connais, vous avez trompé votre fille.

Gérard

Elle trompe mes espérances…

Madame Gérard

Monsieur, nous voilà seuls ; il est temps de nous expliquer.

Gérard

Je voyais venir votre orage de paroles.

Madame Gérard

Vous êtes à l’abri sous votre indifférence,… je ne vous ennuierai pas…

Gérard

Comment ferez-vous ?

Madame Gérard

Je vous dirai peu de choses. Mais d’abord, si nous devons vivre étrangers l’un à l’autre, pourquoi ne m’accordez-vous {p. 166}pas les égards que vous auriez pour une étrangère ?

Gérard

Une étrangère ne me contrarierait pas en toute chose, et, depuis mon arrivée, vous n’avez cessé de me frapper au cœur.

Madame Gérard

Vous ne m’avez pas comprise à votre arrivée ; vous me comprendrez encore moins après l’avoir revue.

Gérard

Encore Adrienne !

Madame Gérard

Mais ne doit-elle pas être toujours entre nous ? Monsieur, si vous me disiez que vous tenez tant à cette fille que vous la voulez auprès de vous, même en sachant qu’elle se joue de vous, je me soumettrais comme on se soumet à une maladie.

Gérard

Vous avez une manière de dire cette fille qui la déshonore…

Madame Gérard

Faut-il que je l’honore ? Eh ! Monsieur, si vous avez les vices d’un gentilhomme, ayez donc aussi leur sentiment des convenances, leur dignité. Vous ne ménagez rien. Une femme peut consentir à être abandonnée et ne veut {p. 167}pas en avoir l’air. Je dis cette fille, et j’ai raison : elle vous trompe…

Gérard

Madame, je ne demande qu’une preuve, la plus légère, mais une preuve qui soit une preuve, et non…

Madame Gérard

Elle vient de me tromper, moi, pour pouvoir rentrer ici de mon consentement.

Gérard

Ah ! si elle ne trompe que vous…

Madame Gérard

Une fille capable de jouer la scène qu’elle m’a faite là tout à l’heure, est capable de feindre le plus violent amour. Vous l’aimez, elle vous aime, elle m’a tout dit, elle m’a même remerciée de l’avoir sauvée de vous en la mettant avec mes filles. Votre passion est le motif secret du mariage de Caroline.

Gérard

Eh bien, après ?

Madame Gérard

Vous allez livrer votre famille à ces gens-là ! Oh ! ne me comptez pour rien, mon sacrifice à moi est accompli. Croyez-moi donc bien en dehors de tout ceci. Mais avant de marier votre fille, de lui donner une belle-sœur entrée ici en servante, et d’ouvrir à vos protégés une brèche {p. 168}par où ils se précipiteront sur notre fortune, éprouvez-les ? Proposez vous-même à mademoiselle Adrienne un mariage sortable…

Gérard

Ah ! Madame !

Madame Gérard

Vous faites mille comédies pour arriver à vos fins en amour, et vous n’en joueriez pas une pour nous sauver d’un gouffre ! Aujourd’hui le commerce est si chanceux que, d’un moment à l’autre, la plus riche Maison peut devenir la plus pauvre. Voyons ce qu’ils seront au milieu d’un désastre subit. Appuyez-vous là-dessus pour mettre Adrienne à l’abri du malheur. Cette générosité est dans votre caractère… Eh bien ! s’ils sont ce que vous croyez, je vous cacherai mes peines, vous aurez eu raison, je me serai trompée ; mais, en ce moment, j’ai mille raisons de douter…

Gérard

Mais il est impossible de la tromper.

Madame Gérard

Soyez vrai ! Vous avez peur.

Gérard

Ah ! Madame, c’est horrible !

Madame Gérard

Votre terreur me donne raison !

{p. 169}

Gérard

Mais si elle veut me tromper longtemps, cela ne vaudra-t-il pas la vérité ?

Madame Gérard

Jusqu’où la passion fait-elle descendre les hommes ! Nous n’allons pas si loin.

Gérard

En ceci, Madame, comme en beaucoup de choses, tout est vrai, tout est faux de part et d’autre.

Madame Gérard

Si les femmes ne savent pas toujours quand on les aime, elles savent bien quand on ne les aime pas.

Gérard

Vous avez le talent de me donner la question… Et pourquoi ? Pour votre amour-propre blessé, car il s’agit moins de votre cœur que de votre vanité, tandis qu’il s’agit pour moi de la vie. Oh ! j’éprouve une angoisse dont vous aurez à rendre compte…

Madame Gérard

Vous vous devez à votre famille.

Gérard

Eh bien ! j’y consens… Il faut en finir avec vos tracasseries ou avec elle…

{p. 170}

Madame Gérard

Enfin, vous avez un éclair de raison.

Gérard

Qu’y a-t-il donc pour que vous, qui m’êtes attachée, me poursuiviez tant ?

Madame Gérard

Je défends votre fortune et mes enfants.

Gérard

L’un de nous est alors bien aveugle.

Madame Gérard

Et vous désirez que ce soit moi…

Scène XI §

Les Mêmes, Hippolyte, Roblot.

Roblot

Eh bien ! Monsieur, n’est-ce pas un bonheur que j’aie été là quand monsieur Hippolyte vous a parlé des mousselines de la Maison Copin ? Elle dépose…

{p. 171}

Gérard

Ah ! quel coup ! Ce n’est rien. Demeurez, Hippolyte. Venez ici, Roblot… Roblot, je suis ruiné; mais, du secret, on peut tout réparer encore…

Roblot

Ah ! Monsieur… j’ai quarante mille francs, cela peut aider à vos affaires.

Gérard

Non, garde-les pour te marier avec Adrienne, car enfin, tu l’aimes ?

Roblot

Moi, je n’aime que la Maison Gérard, foi de Christophe Roblot ! On m’avait entortillé, mais…

Gérard, à part.

Bon Roblot ! (Il lui serre la main.) Voilà un ami, Madame ! Mais si tu veux que j’oublie tout, il faut m’aider à faire croire que je suis ruiné, surtout à mademoiselle Adrienne. Cette fois, tu peux lui demander sa main, j’y consens.

Roblot

Non, non, merci ; je suis échaudé de ce matin ! Si elle consentait, je serais trop embarrassé d’une belle femme, j’aurais trop de monde chez moi ! Ce soir, je crains l’eau froide.

Gérard

Mais si je te le demande ?

{p. 172}

Roblot

Je veux bien conspirer avec vous ; mais si j’étais pris au mot ?

Gérard

Alors je la tuerais !

Roblot

Oh ! me voilà comme quand vous me teniez là !… Non.

Gérard

Allons, pas d’enfantillage… (Roblot sort. À Hippolyte.) Venez.

Madame Gérard, dans ses appar t ements.

Caroline !

Gérard

Vous avez une passion, Hippolyte ?

Hippolyte

Monsieur, il est si naturel à mon âge d’aimer, que je serais une exception si je n’aimais pas.

Gérard

Vous avez raison ; à votre âge, moi !… Mais un homme doit se choisir une femme et non se laisser choisir par elle. Vous devez penser à faire une fortune, et je veux vous mettre à même ; vous pouvez me donner une preuve de dévouement.

{p. 173}

Hippolyte

De quoi s’agit-il ?

Gérard

Il faut le secret, d’abord ! Demain, vous partirez pour Londres, où je vous confierai de graves intérêts de commerce… Il y a de la contrebande à faire en grand. Vous aurez mes instructions… Votre avenir dépend de votre conduite.

Scène XII §

Gérard, Madame Gérard, Anna, Caroline, Hippolyte.

Caroline

Monsieur Hippolyte…

Madame Gérard

Eh bien ?

Hippolyte

Il m’est défendu de parler ; mais je pars, et pour longtemps.

Caroline

Il part, Anna.

Anna

Mon Père, vous chargez votre compte.

(Hippolyte sort, après avoir baisé furtivement la main à Caroline.)
{p. 174}

Scène XIII §

Les Mêmes, Louis Guérin.

Gérard, à Caroline.

Ma Fille, je te présente Monsieur comme ton futur époux.

Louis Guérin

Monsieur, ma sœur vient de m’apprendre la résistance de Mademoiselle à des volontés qui m’honorent ; mais j’en serais indigne si je regardais votre aveu comme un titre suffisant. Plus la société moderne attache d’importance au mariage, plus libre il doit être.

Anna, [à part].

Oh ! Oh ! d’avocat…

Madame Gérard, [à part].

Comme ils savent prendre mon mari par son faible, la générosité !

Louis Guérin

Il serait injuste de demander l’exécution franche d’un contrat imposé; d’ailleurs, laissez-moi ne tenir mademoiselle que d’elle-même, cl me soumettre à ses décisions.

{p. 175}

Anna, [à par t ].

Le fat !

Gérard

Eh bien ! Caroline ?…

Caroline

Si l’on vous a tout dit, Monsieur, vous savez que j’ai disposé de moi-même.

Madame Gérard

Va mettre un chapeau, nous allons chercher ton oncle ; la famille sera complète pour fêter le retour de ton père.

Gérard

Mais, Madame…

Madame Gérard

Ne suis-je plus maîtresse de sortir avec ma fille ?

Gérard

Le moment est bien mal choisi…

Madame Gérard

Je ne suis pas plus maîtresse de choisir mes moments que mes gendres.

{p. 176}

Scène XIV §

Anna, Gérard, Louis Guérin.

Gérard

Ne vous épouvantez pas de ces façons ; les femmes crient, elles pleurent et finissent par trouver qu’on a très bien fait…

Anna

Les femmes, je ne sais pas ce qu’elles deviennent ; mais vous ne savez pas ce dont est capable une pauvre fille contrariée. Mon Père, une jeune fille peut-elle s’offrir elle-même en mariage à un homme ?

Gérard

Ce n’est pas l’usage.

Anna

Hé bien, proposez-moi vous-même à Monsieur. Ma sœur croit qu’il faut bien aimer un homme pour l’épouser ; moi, je crois que l’amour nous rend très malheureux, et comme vous avez dit que le mariage n’était pas fondé sur la passion, le bonheur conjugal de Monsieur reposerait sur des bases solides.

Gérard

Est-ce que tu es en état de juger le mariage ?

{p. 177}

Anna

Le mariage ! Mais c’est un sacrement institué pour se tourmenter. Nous nous entendrons bien, Monsieur et moi, pour accomplir nos obligations.

Louis Guérin

Mademoiselle serait la plus forte ; elle a plus d’esprit que moi.

Anna

Eh bien ! Monsieur, je vous en donnerai pour vos plaidoyers…

Louis Guérin

Vous pouvez faire encore mieux ; allez au Palais, et je vous assure que les juges ne dormiront pas.

Anna

Vous vous moquez, je le vois. Ainsi, mon indifférence ne vous va pas. Vous avez tort, vous pouvez rencontrer plus mal.

Gérard

Embrasse-moi ! Tu es une adorable petite folle. [(À Louis Guérin.)] Venez dans mon cabinet, nous avons à causer d’affaires. ( I ls sortent.)

Anna, seule.

Les Guérin triomphent ! Ils ont pour eux le gouvernement et la gendarmerie paternelle ; l’opposition a, {p. 178}comme on dit, l’estime du pays ; le sacrifice de mademoiselle Anna est rejeté à l’unanimité! C’était beau de ma part, moi qui ne sais pas comment on peut aimer un homme. Je les trouve tous laids, de gros favoris noirs, des barbes dures, des teints à faire peur ! Quand ils sont jolis, ils nous ressemblent, et ils n’ont alors ni esprit, ni capacité… Vraiment, le monde est à refaire ; si je me marie, je ne veux que des garçons, afin de ne pas avoir l’ennui des gendres. Que va devenir ma sœur ? elle est capable… oh, non !

{p. 179}

Acte quatrième §

{p. 180} {p. 181}

Scène I §

François, Victoire, Justine.

François

Monsieur m’a envoyé chercher une calèche de voyage chez son sellier, et commander des chevaux de poste pour minuit…

Victoire

Il part avec mademoiselle Adrienne, c’est sûr…

Justine

Mais elle ne fait pas de préparatifs…

François

Monsieur ne m’a rien dit pour ses paquets…

{p. 182}

Justine

C’est madame et ses filles qui les font ; elles se sont cachées de moi.

François

Monsieur Roblot vient de faire fermer les magasins, et de donner leur soirée aux commis.

Victoire

Justine nous dit que mademoiselle Adrienne ne sait rien et que ces dames savent quelque chose ; c’est le monde renversé. Ce matin, elle savait son arrivée et la famille l’ignorait ; ce soir, elle ignorerait le départ et la famille le saurait. Elle est en bas avec monsieur Roblot. Je vais aller lui demander si elle veut son riz. J’entendrai bien quelque chose de ce qu’ils se disent. (Elle sort.)

François

Je vais aller lui dire qu’il aura sa voiture attelée dans la cour, à minuit, [(il sort.)]

Justine, seule.

Il se passe quelque chose de bien extraordinaire. Mademoiselle Caroline pleure comme une Madeleine ; elle écrit. Elle écrit peut-être à monsieur Hippolyte, qui fait ses paquets et s’en va demain. (François rentre.) Hé bien, quel air a-t-il ?

{p. 183}

François

Assez sombre ; son passeport est sur la table. (Victoire rentre.)

Victoire

Monsieur fait faillite, et part pour Londres, où monsieur Hippolyte le rejoindra.

François

Qu’est-ce que ça nous fait ; nos gages sont payés.

Justine

Et à la Caisse d’Épargne…

François

Il est assez malicieux pour profiter de l’occasion et s’en aller avec l’Adrienne.

Victoire

Eh bien, vous vous trompez ; je suis venue sur la pointe du pied, et j’ai entendu Roblot qui lui disait que, dans les circonstances où allait se trouver monsieur Gérard, il désirait lui-même qu’elle se mariât. Roblot aurait des fonds considérables à Monsieur, et alors…

François

Les maîtres veulent nous cacher leurs affaires, et ils {p. 184}ne peuvent rien faire sans nous. Après le dîner, qui a été gai comme un enterrement, car monsieur Duval avait beau dire ses bêtises, mademoiselle Anna ne les écoutait pas et ne les faisait pas remarquer, monsieur Hippolyte n’a pas dîné à la maison, et mademoiselle Caroline avait les yeux rouges.

Victoire

Elle aimerait monsieur Hippolyte ?

François

Pour lors, en sortant de table, monsieur a donc appelé Morin, le garçon de caisse, et je lui ai entendu dire d’aller commander une procuration chez son notaire.

Justine

Mademoiselle Adrienne le suivra. Comment voulez- vous qu’il se passe d’elle ?

Victoire

Et le Magasin ?

François

Il se soucie bien du Magasin ! Fallait l’entendre ce matin jurer dans l’escalier après monsieur Hippolyte, qui lui avait parlé de mousselines ! Le voici !

{p. 185}

Victoire

Je me sauve faire le riz au lait de Mademoiselle J’ordonne.

Justine

Ça lui donnera des forces pour passer la nuit, si monsieur l’enlève.

Scène II §

Gérard. (Il regarde Justine qui rentre dans l’appartement, Victoire et François dans l’antichambre.)

Je suis sûr que maintenant ils causent tous de mon prétendu désastre, et que, dans la loge de mon portier, il va se tenir un conciliabule où l’on discutera sur mes affaires, sur mon luxe et sur Adrienne. Ah ! le sort de ma vie se joue en ce moment ! Résistera-t-elle à Roblot, lui parlant en mon nom ! Comme ma vie toute entière est venue aboutira ce moment solennel ! Suis-je donc un homme privilégié ? Y a-t-il beaucoup d’hommes qui aient été traités comme moi par la destinée ? Je suis né avec un foyer de sentiments qui ne pouvaient être assouvis que par de grandes choses… À dix-huit ans, je suis allé me battre à la frontière ; la République, ma première passion, a succombé. Napoléon est venu, j’ai voulu le servir ; il haïssait les fournisseurs, j’étais probe, il m’a {p. 186}presque ruiné ! J’avais trente-huit ans, je n’avais jamais pu rencontrer de femme qui m’aimât véritablement, comme nous voulons tous être aimés ; je n’étais plus jeune ; fatigué de déceptions, las de désenchantements, je me suis marié pour être père, pour être aimé par des enfants. Mais à quarante-huit ans j’avais encore et j’ai toujours le cœur d’un jeune homme. Une femme n’est pas une maîtresse ; c’est une mère avec ses droits et ses dignités. Enfin, je me domptai par les affaires. Les affaires ne m’ont donné que de l’or… À la porte de l’enfer terrestre des gens passionnés, et qui s’appelle la vieillesse, a surgi cette jeune fille ; elle a été aimée de tout l’amour perdu pendant trente ans. Candeur, noblesse, beauté, dévouement, toutes les délices de la vie, toutes les fleurs de l’amour, elle a tout offert à mes yeux altérés, elle a rafraîchi mon âme qui se desséchait, la vie s’est réveillée, j’ai ressenti cette soif de bonheur qui nous poursuit tous ! Dans la jeunesse, nous aimons avec notre force qui va diminuant ; mais, à mon âge, on aime avec la faiblesse qui va croissant ; aussi la vie me paraît-elle impossible sans elle. Et quelle journée !… Ils sont tous contre elle, ils veulent l’éprouver Oh ! lâches ! Et toi aussi ! Mais si elle triomphe, ils sont perdus ; et si elle succombe, je deviendrai… fou peut-être. À cette idée, ma tête… Ah ! j’entends Roblot.

{p. 187}

Scène III §

Gérard, Roblot.

Gérard

Eh bien, tu as les yeux mouillés, toi.

Roblot

Elle ne sait encore rien de votre feinte faillite ; elle est inquiète ; mais…

Gérard

M’aime-t-elle ?

Roblot

Trop.

Gérard

Imbécile ! Une femme n’aime jamais trop.

Roblot

Elle a fini par m’écraser, en me disant que si vous aviez le courage de la marier, vous devez avoir celui de le lui dire vous-même.

Gérard

Seul ! seul dans son cœur !

Roblot

Monsieur, voulez-vous permettre à un homme positif et matériel de vous donner un conseil dans cette affaire ?

{p. 188}

Gérard

Mon amour, une affaire…

Roblot

Ce sera tout ce que vous voudrez ; mais je dois vous parler de vous-même.

Gérard

Où est-elle ?

Roblot

Elle achève des comptes ; elle va monter.

Gérard

Qu’avez-vous à me dire ?

Roblot

Vous avez commandé une voiture, des chevaux, enlevez-la. Je viens de l’éprouver, son amour comporte tant de force contre votre prospérité, tant de faiblesse contre votre infortune, que votre prétendue faillite la décidera peut-être à vous suivre. Aimez-vous en Italie, en Angleterre, en Suisse, là tant que vous voudrez… On tue l’amour par ce qui fait durer l’avarice, la possession. Pendant ce temps-là, Hippolyte et moi, nous tâcherons de bien conduire les affaires. Vous nous reviendrez guéri, tandis que si vous restez ici, je crains des malheurs.

{p. 189}

Gérard

Mais si elle m’aime autant, où vois-tu des malheurs ?

Roblot

À dîner, Monsieur, vous n’avez donc pas observé la stupeur de votre fille Caroline, et le changement de mademoiselle Anna ?

Gérard

Que veux-tu que je voie quand elle est là ? J’entends ses pas. Je vais aller chercher ma femme, afin de jouir de son triomphe, [(il sort.)]

Scène IV §

Roblot, Mademoiselle Adrienne.

Roblot

D’où vient que c’est moi qui suis le plus clairvoyant ? Il me semble que nous touchons à une catastrophe.

Adrienne

Qu’avez-vous dit ? [Vous parlez d’] une catastrophe ? Monsieur Roblot, mon inquiétude est au comble ; je sais maintenant que monsieur a commandé pour minuit une voiture, que l’on doit lui apporter une procuration à signer. Soyez franc…

{p. 190}

Roblot

Je lui apporte son bilan à signer.

Adrienne

Son bilan ! Mais je connais à peu près les affaires de la Maison ; qui peut la faire tomber ?

Roblot

La Maison Copin, et son banquier…

Adrienne

Son banquier lui emporte ses fonds ; mais les Copin…

Roblot

Un secret que je savais seul ; il a souscrit cent mille francs par complaisance, pour que leur fabrique ne croulât point.

Adrienne

Ne vous ai-je pas dit souvent : sa générosité le perdra ! Ah ! voilà donc pourquoi vous me reparliez mariage ; il a voulu me mettre à l’abri du malheur quand il y tombe.

Roblot

Oui…

Adrienne

Monsieur, quelle insulte à mon cœur dans cette générosité ! Les hommes sont toujours hommes… Ils n’au- {p. 191}ront jamais notre délicatesse ! Quand une femme aime un bandit, elle va dans les cavernes ! Il est pauvre, je ne dois rien avoir. Ah ! Monsieur Roblot, son infortune me perd, car je sais comment le rendre riche en un moment !

Roblot

Je ne vous comprends pas.

Adrienne

Heureusement ! La fortune de sa femme est-elle sauvée ?…

Roblot

Si madame veut la reprendre, oui…

Adrienne

Qu’allez-vous faire ?

Roblot

Essayer de sauver la Maison.

Adrienne

À quoi puis-je être utile ?…

Roblot

À le sauver de son désespoir…

Adrienne

Ah ! peut-être lui donnerai-je le courage de recouvrer l’honneur.

{p. 192}

Scène V §

Les Précédents, Gérard, Madame Gérard, Caroline, Anna.

Gérard

Non, ma chère, je partirai seul.

Anna

Mon Père, emmenez-moi ; vous m’aimez tant ! Je vous amuserai, je vous consolerai, je ne…

Gérard

Adieu, ma chère ; embrassez-moi, mes Enfants, et oubliez un père qui ne vous a fait connaître les douceurs de la vie que pour vous la rendre aujourd’hui plus amère.

Madame Gérard

Mon ami, vous m’effrayez…

Adrienne

Monsieur, jurez-moi de vivre.

Gérard

À une condition…

{p. 193}

Adrienne

Oui…

Gérard

Ah ! mes Enfants, Adélaïde, Roblot, je suis…

Madame Gérard, à voix basse.

Vous allez vous trahir…

Anna

Que lui a-t-elle dit, la sorcière ?

Madame Gérard

Monsieur, voyez, tout n’est pas désespéré ! Si nous avions de quoi faire honneur aux cent mille francs de la Maison Copin ? Mon frère nous aime tant… Son crédit, sa fortune sont à nous…

Roblot

Monsieur, j’ai cinquante mille francs…

Madame Gérard

Voyez Adrienne ?

Gérard

Elle pense.

Madame Gérard

À elle....

{p. 194}

Gérard

À moi…

Anna

Mais, mon père n’a-t-il pas fait mademoiselle Adrienne assez riche ?

Adrienne

Eh, Mademoiselle, monsieur votre père sait bien que je n’ai plus rien ; il a dû compter là-dessus.

Madame Gérard

Ah ! je le savais… Mais je ne vous blâme point, il est si naturel de penser à soi…

Adrienne

Je ne vous comprends pas, Madame…

Anna

Vous avez trompé ma mère, en faisant maintenir le mariage de ma sœur avec votre frère…

Adrienne

En ce moment mon frère y persisterait ; je le connais…

Anna

Vous êtes intéressée, riche de nos dépouilles… Vous êtes au-dessous de la vengeance.

{p. 195}

Gérard, à sa femme et à sa fille.

Laissez-la, ou je vous… (il va à Adrienne.) Mon Enfant, tu peux avoir une raison que je devine ; tu nous conserves à nous deux un morceau de pain ? Dis-le-moi.

Adrienne

Rêvai-je ? Eh ! Monsieur, vous avez entre les mains tout ce que je possède, depuis ce matin !

Gérard

Comment ?

Adrienne

Mon frère ne vous a-t-il pas remis une lettre ?… (Gérard prend la lettre, décachette et lit.) « Vous avez vos cent mille francs, vous êtes sauvés ! » Madame, Mesdemoiselles, ah ! que je suis heureuse… Eh bien ! comment ceci peut-il vous attrister ?

Gérard

Écoutez, Mesdames, ce sera ma seule vengeance : « Monsieur, Je veux sortir de votre Maison comme j’y suis entrée : pauvre et pure. Vous trouverez dans cette lettre un bon sur la Banque de toutes les sommes que j’ai reçues, moins mes appointements primitifs que je crois avoir gagnés ; aucun soupçon ne pourra dès lors {p. 196}m’atteindre, et je cultiverai le souvenir de vos bontés sans les entacher par des pensées d’intérêt. D’ailleurs, ne suis-je pas richement récompensée en mon frère, que vous avez soutenu dans sa carrière, et qui maintenant est en état de me servir de protecteur ; nous vous serons toujours redevables de sa fortune, et il aura pour vous-même l’orgueil de la faire haute et noble.  » Voilà celle que vous accusiez d’être une intrigante, un Tartufe femelle !

Madame Gérard, bas à Gérard.

Il y a des fripons assez fripons pour agir en honnêtes gens…

Gérard

C’en est trop ! Vous êtes inspirés tous par l’enfer. Je vais me montrer le maître ici…

Roblot, créditez mademoiselle du double de sa remise.

Adrienne

Ah ! tout ceci n’est donc qu’une comédie ?

Roblot

Oui ; vous êtes un ange.

Adrienne

J’étais soupçonnée de… Oh !

{p. 197}

Gérard

Après cette épreuve, Madame, vous n’aurez plus d’objection à faire contre mes desseins sur Caroline…

Anna, à Caroline.

Défends-toi !

Caroline, à Anna.

J’ai pris chez mon oncle de quoi échapper au malheur.

Anna

Nous mourrons ensemble…

Caroline

Mon Père…

Gérard. ( Il s’avance avec sa fille au bord de la scène.)

J’ai parlé de toi, mon Enfant, avec Hippolyte. Il ne partage pas tes sentiments comme il le devrait.

Caroline

Mon Père, vous lui aurez fait peur…

Gérard

Les vrais amoureux n’ont peur de rien.

Caroline

Aussi m’a-t-il baisé la main en y laissant une larme, ici, devant vous…

{p. 198}

Gérard

Il a osé…

Caroline

Il partait, Monsieur. (À part.) Et moi je vais partir aussi !

Madame Gérard

Monsieur, votre fille chancelle et pâlit.

Gérard, la prend dans ses bras et la baise au front.

Caroline, ne fais pas de chagrin à ton père, qui ne pense qu’à ton bonheur en ceci.

Caroline, à part.

Il m’a embrassée… (À son père.) Vous m’avez donné la vie, vous pouvez me la rep… (Elle sort en larmes.)

Anna, montrant Adrienne.

Elle est comme une statue…

Gérard, à sa femme.

Emmenez votre fille, cela se calmera. (Madame Gérard rentre chez elle en soutenant Caroline. Victoire entre par la porte du fond en apportant le potage de mademoiselle Adrienne, et se rencontre avec Anna. Anna regarde le potage.)

{p. 199}

Anna

C’est pour Adrienne ! Ah ! je sauverai du moins ma sœur !…

Gérard, à Roblot.

Laisse-nous…

Scène VI §

Gérard, Mademoiselle Adrienne.

Gérard

Eh bien ! Adrienne, qu’avez-vous ? Votre stupeur…

Adrienne

Est bien naturelle… Je vous admirais, vous me paraissiez grand ; je vous trouve misérable.

Gérard

Indigne de vous, moi !

Adrienne

Un homme qui aime est-il jamais descendu à de pareils soupçons ! Ah ! que vous m’imaginiez infidèle, un tel soupçon est une preuve d’amour ; j’en étais heureuse

{p. 200}

ce matin ! Mais soupçonner ma probité, ma vertu, c’est m’ensevelir vivante dans le mépris. Vous avez espionné, non pas mon cœur, mais mon caractère, et vous avez employé tout un monde de ruses, d’apprêts, trompé toute votre Maison, fait agir Roblot, tout cela pour savoir si j’aimais… Quoi ? l’argent ! Monsieur, je puis rester chez vous, j’y suis en sûreté…

Gérard

Elle me méprise !…

Adrienne

Non, Monsieur ; mais je n’ai plus pour vous que de la reconnaissance ; elle est éternelle, je vous en accablerai maintenant à toute heure…

Gérard

Et auparavant ?

Adrienne

Il en était entre mon bienfaiteur et moi, comme entre un homme de génie et son ami, qui devient son égal par le sentiment. Mon amour effaçait vos bienfaits ! Je ne vous devais rien, bien au contraire ! Vous ne pouviez pas m’aimer autant que je vous aimais, ceci le prouve…

Gérard

Adrienne, il y a des lâchetés qui prouvent bien de l’amour.

{p. 201}

Adrienne

Vous m’avez blessée…

Gérard

Est-ce moi ? Ne vois-tu pas que depuis ce matin mon cœur est déchiré par la jalousie, par ma femme, par mes filles… Elles m’ont bien tourmenté… Caroline aime cet étourneau d’Hippolyte, un homme à qui la tête tournerait dès qu’il se verrait trente mille francs. Tu le connais, il ne peut jamais rien valoir qu’en second ; d’ailleurs, il a des aventures qui ne lui font pas honneur. Ils ont frappé tous sur mon cœur, et tu viens d’y donner le dernier coup ! Il leur fallait cette satisfaction. Et ce triomphe m’a causé des joies si vives, que j’ai mieux compris l’amour ; c’est une admiration qui dure et s’accroît. Adrienne, pardonnez-moi ? Ah ! si j’étais jeune, vous ne seriez pas implacable !… O vieillir ! c’est douter de tout.

Adrienne

Pour vous rendre jeune, ne faut-il que vous rendre la foi ?

Gérard

Oh ! tu m’aimes encore, n’est-ce pas ? Tu veux bien que je vive…

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Adrienne

En amour les crimes se pardonnent et ne s’oublient jamais.

Gérard

Je puis les effacer à force d’amour Écoutez, à minuit, il vient une voiture ; partons, allons vivre en Italie dans un coin, sans fortune. J’abandonnerai toute la mienne à ma femme, à mes enfants ; ils auront tout ; que peuvent- ils me demander ? Je referai une immense fortune ; pour toi, sous tes yeux, animé par le bonheur, je remuerai le monde commercial. Ils feront ici comme si j’étais mort…

Adrienne

Je ne vous accorde votre pardon qu’à la condition que vous resterez au milieu des vôtres, pour les rendre heureux et accomplir vos devoirs de père…

Gérard

C’est trop souffrir !…

Adrienne

Me croyez-vous tout à fait heureuse ? Ne sacrifié-je pas à votre famille mon avenir de femme ? Ne pouvez- vous leur faire l’aumône de…

Gérard

Ma vieillesse, n’est-ce pas ? Eh bien, non ! Un jour de

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bonheur à mon âge est toute une vie… Je n’ai jamais été aimé, je veux… Oh ! tu céderas.

Adrienne

Monsieur…

Gérard

Ah ! combien la femme qu’on aime est majestueuse !… Elle m’écrase avec un regard. Je ne veux pas…

Adrienne

Aurez-vous moins de courage que moi ?

Gérard

Choisissez ! Si vous ne venez pas, je me tue !

Adrienne

Respectée, je suis heureuse ; perdue, je mourrai de douleur : choisissez ?…

Gérard

Je ne veux pas la tuer !…

Adrienne

Mon ami, si ma mort vous était utile…

Gérard

Cette idée seule me donne un frisson de folie !…

{p. 204}

Adrienne

Si vous m’aimez, vous m’obéirez… Et d’abord je veux que Caroline soit libre, et que son mariage soit retardé jusqu’à ce qu’elle ait pu juger Hippolyte et mon frère… Ne voyez-vous pas qu’elle est folle d’amour ?… À table, je l’ai bien observée…

Gérard

Tu le veux ?

Adrienne

Oui.

Gérard

Et je le promets…

Adrienne

Je vais le lui dire. (Elle entre dans les appartements.)

Scène VII §

Gérard, seul.

Quel ange ! Tant qu’elle est là, sa vertu me domine ; une fois seul, j’éprouve, comme Satan, le désir d’attirer cette âme divine dans ma fange, pour me l’approprier à jamais… Je me sens capable de la faire tomber dans quelque piège… Elle y viendra.

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Scène VIII §

Gérard, Duval.

Gérard

Quel air effaré ? Que t’arrive-t-il, pour venir à cette heure ? tu dois éprouver quelque malheur ?

Duval

Où est ma nièce ?

Gérard

Laquelle ?

Duval

Caroline.

Gérard

Que lui veux-tu ?

Duval, [à part.]

Dois-je lui dire ?… [(Haut.)] Voyons, mon ami, lui as-tu fait le chagrin d’insister sur son mariage ?…

Gérard

Oui…

Duval

Eh bien ! Cours lui dire que tu renonces à faire de Louis Guérin ton gendre.

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Gérard

Ne crois pas que je serai la dupe de quelque machination. Je n’accorde rien à qui veut me faire la loi…

Duval

Mais, malheureux, ta tille peut s’empoisonner cette nuit ! Quand je suis rentré chez moi, tout à l’heure, mon commis m’a dit avoir vu Caroline plonger sa main dans l’arsenic, après avoir tourné dans les Magasins pour le découvrir.

Gérard

Vrai, ce n’est pas une ruse convenue ?

Duval

Eh ! mon ami, tu vas perdre ta fille.

Gérard

Adrienne est allée lui dire de ma part que son mariage est indéfiniment ajourné…

Duval

Ah ! mon Frère (Il l’embrasse.)

{p. 207}

Scène IX §

Les Mêmes, Victoire, Roblot.

Victoire

Monsieur, le chien de madame se meurt dans d’horribles convulsions…

Gérard

Qu’a-t-il mangé?

Victoire

Il aura sans doute achevé le riz de mademoiselle ; il en a encore au museau.

Gérard

Adrienne !…

Roblot

Un crime dans la Maison Gérard !

Gérard

Adrienne !… Roblot, va fermer toi-même la porte de la Maison, et que personne n’y entre ni n’en sorte. ( I l se précipite dans l’appartement d’Adrienne.)

Victoire

Qui a pu faire un pareil coup ?

{p. 208}

Duval, à Roblot.

Allez faire ce qu’il vous a dit. (Roblot sort.) Cet homme a une fameuse judiciaire pour avoir donné cet ordre en un pareil moment ; moi, je serais fou. Victoire, pas un mot…

Victoire

Et croyez-vous que son frère, qui est avocat ?…

Duval

Venez avec moi, ne me quittez pas ( I ls sortent.)

Scène X §

Anna, Caroline.

Anna, [qui] traîne Caroline.

Pas un mot, pas un cri ! Qu’elle meure !…

Caroline

Mon Père !…

Anna

Te tairas-tu ! Viens…

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Scène XI §

Gérard. (Il entre dans son appartement quand ses filles disparaissent.)

Qui m’appelle ? On ne sait où elle est, et ma femme s’est évanouie… Si elle est morte, je me tue, pour ne pas…

Scène XII §

Duval, Mademoiselle Adrienne, Gérard.

Duval

La voici ! Elle était à écrire à son frère.

Gérard

Ah !

Adrienne

Que se passe-t-il donc ?

Gérard

Entrez dans mon cabinet.

Adrienne

Monsieur, ne les…

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Gérard

Obéissez-moi, comme à un juge !… (Elle entre dans le cabinet.)

Duval

Que veux-tu faire ?

Gérard

Tais-toi. Je dois connaître les coupables, leur donner une forte leçon, et savoir ce que j’ai à redouter pour l’avenir. Nous serions à jamais déshonorés, si l’affaire n’était pas ensevelie au tribunal de la famille.

Duval

Tu as une tête de fer.

Gérard

Et un cœur brisé !… Un assassin, là…

Duval

Tu leur as mis le désespoir au cœur…

Gérard

Est-ce Caroline ? Est-ce Anna ?

Duval

Je suis comme si je n’avais pas de tête… Anna, l’innocence même ! Caroline, une pauvre…

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Gérard

Duval, tu es un homme bon ; mais si tu ne peux contempler d’un œil sec ce qui va se passer ici, dis-le moi, car il y va de toute la famille.

Duval

Que prétends-tu donc faire ?...

Gérard

Tu vas le voir ; mais tu dois y assister comme témoin (Il sonne.)

Justine, à la porte des appar t ements.

Monsieur, Madame vous demande.

Gérard

Va, Duval, va la chercher ; elle doit venir ici....

François

Monsieur a sonné ?

Gérard

Roblot est en bas ?

François

Oui, Monsieur, à la porte ; il en a pris les clefs.

Gérard

Que personne ne monte dans mes appartements ; allez {p. 212}fermer la porte du petit escalier de madame et apportez- m’en la clef…

François

Monsieur sait-il que mesdemoiselles Caroline et Anna sont dans la cour, et veulent sortir malgré monsieur Roblot ?

Gérard

Allez les chercher de ma part. (Il arrange deux fauteuils pour sa femme et lui, deux chaises pour ses filles et un troisième fauteuil pour Duval.) Que résoudre ? Ah ! si ce fatal événement pouvait décider Adrienne à…

Scène XIII §

Madame Gérard soutenue par Justine et son Frère ; Duval, Gérard, puis Anna, Caroline.

Gérard. ( Il remplace Justine.)

Venez, ma chère, asseyez-vous là…

Madame Gérard

Quel supplice !…

Gérard, à Justine.

Sortez ! (À sa femme.) Nous y avons tous notre part.

(Caroline et Anna paraissent à la porte du fond ; François soutient Caroline.)

Duval

Je vais…

{p. 213}

Gérard

Leur dire un mot, n’est-ce pas ? Qu’elles viennent seules. (À François.) Mettez-vous à la porte des appartements, (à Duval) va voir s’il ferme l’antichambre.

(Duval accompagne François ; on entend fermer une porte, Duval ferme celle du salon.)

Scène XIV §

Madame Gérard, Gérard, Duval, Caroline, Anna ; Mademoiselle Adrienne dans le cabinet.

Gérard

Caroline et Anna Gérard, un crime vient d’être commis ici sur la personne d’Adrienne Guérin ; une de vous, Caroline, a été vue dérobant…

Anna

Oui, chez mon oncle Duval, tout ce qu’il lui fallait pour mourir : voilà la lettre qu’elle vous avait écrite. (Elle lui donne une lettre.) J’ai voulu mourir avec elle, je lui ai pris le poison ; mais, puisque je faisais le sacrifice de ma vie, j’ai pensé à me défaire de mademoiselle Adrienne, afin de sauver ma sœur de la mort, ma mère d’un désespoir qui devait la tuer, et mon père d’une passion qui ne reculait pas devant d’épouvantables malheurs…

Gérard

Vous m’avez interrompu…

{p. 214}

Anna

Pour tout avouer et sauver ma sœur de tout soupçon.

Gérard

Elle savait votre crime ?…

Anna

Je l’ai violentée, entraînée ; elle criait grâce pour l’auteur de tous nos maux.

Gérard

Caroline Gérard, vous n’êtes pas coupable ; venez embrasser votre mère... et moi, mon Enfant… (Anna détourne la t ê te.)

Caroline

Laissez-moi rester près d’elle.

Duval

Ces pauvres tilles ! Ça me tue…

Gérard

Taisez-vous, Monsieur. Anna Gérard, vous avez commis le plus odieux des crimes, parce qu’il est le plus lâche.

Anna

J’y ai bien pensé, Monsieur ; mais toute autre chose aurait pu manquer.

{p. 215}

Gérard

Tu y as pensé, malheureuse Enfant ! C’est infâme !

Anna

Si c’était pour sauver un pays, ce serait glorieux, et, pour moi, ma famille est le monde.

Gérard

Ces dévouements méritent alors une couronne de la main du bourreau. Mais en quoi votre famille était-elle malheureuse ? Qui se plaignait ?

Anna

Ma mère serait morte sans se plaindre. Quant à ma sœur, lisez sa lettre. Elle mourait cette nuit ! Elle aime, elle peut être heureuse, elle le sera…

Madame Gérard

Monsieur, je me meurs ; grâce…

Gérard

Vous ne pensez donc pas à l’échafaud, car vous avez mérité la mort…

Anna

Je n’ai seize ans qu’à la fin du mois.

Gérard

Et le remords ?

{p. 216}

Anna

Je crois avoir bien agi.

Gérard

Votre fille me fascine… Et l’honneur de ta famille, monstre ! Mais vous nous traînez à la face de la France, devant la justice, et nous serons tous déshonorés....

Anna

Oh ! j’y ai songé ! Quand le criminel n’existe plus, il n’y a point de procès…

Duval

Assez, Gérard !

Caroline

Anna ! mon Père, elle a le reste du poison !

Gérard

Ma Fille, mon Anna, ne meurs pas ; je suis le seul coupable ! Oh ! Dieu ne nous frappe que par la main des anges.

Madame Gérard

Mon Anna, tu n’as rien pris…

Adrienne

Mademoiselle, votre père est trop cruel.

{p. 217}

Anna

Ah ! vous vivez !…

Gérard

Quelle haine !…

Adrienne

Quoi, Mademoiselle, pas un repentir !

Anna

Je suis implacable, je vous l’ai promis. Mon Père, tout peut encore bien finir… Que mademoiselle sorte et que ma sœur soit libre…

Gérard

Malheureuse Enfant ! Elle avait obtenu de moi de ne pas insister sur le mariage de son frère…

Anna

Toujours elle, vous ne vivez que par elle ; la famille, c’est elle ; ma mère, ma sœur et moi, nous devons tout tenir d’elle ; elle est ici la divinité. Ma Mère, parlez-donc à mon père, décidez si votre Anna sera deux fois criminelle.

Duval

Pardonnons-lui tous, elle a été folle…

Gérard

Folle ! non ; à vingt ans je me suis senti ce qu’elle est. C’est une grande et belle chose qu’on dit en disant de la {p. 218}jeunesse : elle voit tout en beau. Oui, elle a en elle un sentiment du beau absolu, qui lui défend les transactions de conscience ; ses fautes sont souvent un excès de vertu, tandis que nos vertus ne sont que du raisonnement. (il prend Anna sur lui.) Pauvre petite, tu as bien souffert pour en venir là, mais tu souffriras bien davantage un jour ; bourreau de ton père, tu as cru sauver ta famille, et tu l’as dispersée ! (il sonne.) Vous n’avez plus de père, mes Filles ! Vous allez recouvrer votre liberté, Madame… (François entre.) Dites à Roblot de monter, je révoque mes ordres !… Vous avez mis au jour la passion de votre père !… Elle est aussi violente, ma Fille, que votre haine est implacable. Madame, je vous laisse toute ma fortune, et n’en veux rien. Mademoiselle Adrienne, j’accepte la vôtre… (Roblot, suivi d’un homme en noir, se montre.) Eh quoi ! aurait-on commis une indiscrétion ?

Roblot

Non, Monsieur ; c’est votre notaire avec la procuration.

Gérard

Bien… Monsieur, mettez-la au nom de madame Gérard et de monsieur Roblot. (Il la signe.) Mon testament est dans mon cabinet ; allez le chercher, Roblot. (Roblot entre dans le cabinet.)

Adrienne

Que faites-vous, Monsieur ?…

{p. 219}

Gérard

J’abdique !…

Adrienne

Et pourquoi ?

Gérard

On m’a rendu la vie insupportable, j’en veux recommencer une autre.

(Roblot rentre, remet le testament à monsieur Gérard, qui le tend au notaire, et le notaire s’en va.)

Madame Gérard

Monsieur, vous nous dites des choses horribles…

(Tout le monde tombe à ses pieds.)

François

La calèche demandée par Monsieur est dans la cour…

Gérard, à Adrienne.

Je t’attends au Havre !… Je suis seul et pauvre. (À sa femme et à ses enfants.) Adieu, nous ne nous verrons plus jamais.

Anna

Je suis vaincue. Mon Père !…

Gérard

Non, vous avez tué le père en moi.

{p. 220}

Tous, à Adrienne.

Restez, il reviendra.

Anna

Qu’est-ce donc que l’amour ?

Madame Gérard

Tu le sauras toujours trop tôt !

(La toile tombe.)
{p. 221}

Acte cinquième §

{p. 222} {p. 223}

Scène I §

Roblot, seul.

Toutes les affaires sont liquidées ; voilà la Maison Gérard disparue, et je suis comme mon pauvre patron, sans âme ni esprit. Cette malheureuse madame Gérard veut me garder avec elle, et me fait deux mille livres de rentes viagères ; mais je vais aller vivre à la campagne ; je ne saurais voir mon patron, ni mademoiselle Adrienne dans l’état où ils sont…

Scène II §

Roblot, François.

François

Monsieur, voici le juge et son greffier, ainsi que monsieur le docteur…

{p. 224}

Roblot

Deux hommes noirs pour deux innocences !

François

Que va donc faire ici la justice ?

Roblot

Rien. Va prévenir madame Gérard.

Scène III §

Roblot, un juge, le greffier, le médecin.

Roblot

Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mes devoirs. (Le juge salue Roblot, et continue de causer avec le médecin :) Et vous croyez que ces deux malheureuses personnes sont incurables ?

Le médecin

Oui, Monsieur ; nous avons observé que l’aliénation mentale est sans espoir toutes les fois que les sujets raisonnent leurs idées fixes.

Le juge, à son greffier.

Mettez-vous à cette table, et commencez le protocole {p. 225}de l’enquête… (Au médecin.) Dans ce cas, le devoir de la justice est d’apporter la plus grande rigueur à l’interrogatoire d’un père de famille, car vous concevez combien il serait facile de l’abuser. ( À Roblot .) Vous êtes ?

Roblot

L’ancien caissier et le liquidateur de la Maison ; j’y suis depuis douze ans, la treizième année a été bien fatale…

Le juge

Quel homme était-ce que monsieur Gérard ?

Roblot

Un homme d’une grande énergie, Monsieur ; il a combattu sa passion pendant cinq ans ; mais il y a eu dans la famille un événement qui l’a frappé…

Le juge

Ah !

Roblot

Jamais père de famille n’a eu le coup d’œil plus juste. Les débats qui lui ont fait tant de mal eurent lieu à propos du mariage de sa fille aînée ; elle avait une amourette pour un commis de la maison, petit sot, qui depuis a justifié l’opinion qu’avait de lui notre malheureux patron : il s’est amouraché d’une modiste et l’a {p. 226}épousée. Aujourd’hui, la famille est forcée de procéder régulièrement à l’interdiction de monsieur Gérard, à cause du mariage de sa fille aînée. Les dernières volontés de monsieur Gérard éclairent encore sa famille pour le bonheur de tous, car monsieur Louis Guérin…

Le juge

Ah ! mademoiselle Gérard épouse Louis Guérin ? C’est le plus grand avocat du jeune barreau.

Le médecin

Son élection est assurée.

Le juge

Il ira très loin.

Roblot

Ah ! si sa sœur et monsieur pouvaient savoir cela, la raison leur reviendrait peut-être !

Le juge, au médecin.

Que dites-vous de ceci, Monsieur ?

Le médecin

Ne leur donnons pas un faux espoir, Monsieur ; vous allez voir un phénomène que nous avons enregistré dans {p. 227}nos annales : l’amant ne reconnaît pas sa maîtresse, et la maîtresse ne reconnaît pas son amant ; ils se parlent ici, à eux-mêmes, de leur fatale passion.

Roblot

Bien noblement combattue autrefois de part et d’autre.

Le médecin

Mademoiselle Adjrienne reçoit les soins de mademoiselle Anna Gérard, comme monsieur Gérard ceux de sa femme, sans les reconnaître. La mémoire a disparu totalement et ne s’exerce chez eux que sur les souvenirs de leur amour. Ils ne vivent que par une portion de leur âme.

Roblot

Ils s’attendent l’un l’autre, en leur présence ; ils s’écoutent et n’entendent pas leurs voix ! Ils s’adorent, se désirent et ne se voient pas !

Le juge

Comment et où leur folie a-t-elle commencé ?

Roblot

Ici même. Monsieur partait, après une scène violente, il y a dix mois : dans la cour, au moment de monter en voiture, il a eu sa seule et unique fureur, car depuis il {p. 228}est devenu d’une douceur angélique. Quand il a vu mademoiselle Adrienne, il ne l’a plus reconnue. Elle a été si frappée de cette affreuse scène, qu’elle est elle-même devenue folle.

Le médecin

La tranquillité mélancolique des deux malades a permis de les garder ici ; d’ailleurs, madame Gérard est là-dessus parfaitement noble et grande.

Le juge, à son greffier.

Vous avez fini ?… (Il va à la table et lit.) Bien. (À Roblot.) Eh bien ! Procédons à l’interrogatoire.

Le médecin

Mais on ne les fait pas sortir facilement de leur état de stupeur, et comme leur réunion donne lieu à des scènes cruelles pour les témoins, on les évite en les gardant chacun dans un appartement séparé; d’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne vous répondraient.

Le juge

Il va falloir constater leur identité.

{p. 229}

Scène IV §

Les Mêmes, Anna conduisant Mademoiselle Adrienne. Caroline et Louis Guérin la suivent.
(Anna est en deuil ; Adrienne est vêtue en mariée.) Louis Guérin salue le juge.

Le juge

Il faut vous féliciter et vous plaindre tout à la fois, Monsieur.

Louis Guérin

Monsieur, l’affection de mademoiselle pour moi est si profonde et si vraie, sa sœur et sa mère mettent tant de religion à accomplir le vœu de monsieur Gérard, et moi-même, je…

Caroline

Nous sommes cruellement punies pour nous y être opposées ; mais qui pouvait croire à tant de grandeur et de noblesse ? Vous aviez contre vous vos propres vertus, et aussi mon inexpérience.

Le juge, montrant Anna.

Mademoiselle est…

Anna

L’auteur de ces malheurs ; aussi m’y suis-je à jamais consacrée.

{p. 230}

Le juge

Elle est bien grave pour son âge.

Louis Guérin

Elle était autrefois bien gaie et bien spirituelle.

Le juge

De qui porte-t-elle le deuil ?

Anna

D’un père vivant que j’ai tué… Je suis une…

Louis Guérin

Anna, vous êtes devant un juge et non devant un père.

Anna

Une malheureuse !

Adrienne

Où est donc ce monsieur à qui je parle de lui ?

Le juge, à Louis Guérin.

Cette personne est votre sœur, Adrienne Guérin… ? (À Roblot.) Monsieur le déclare…

Roblot

Je l’affirme.

{p. 231}

Scène V §

Les Mêmes, Madame Gérard et Duval amenant Gérard. (Il est mis avec toute la recherche d’un dandy.)

Gérard

Comme elle viendra sans doute aujourd’hui, j’ai fait fine toilette qui m’ôte vingt ans.

Duval

Il emploie tout son temps et son argent à sa toilette !… Pauvre frère !…

Le juge, à Roblot, à Duval, à Louis Guérin.

La personne ici présente est bien monsieur Gérard ?

Roblot

Je le déclare.

Louis Guérin

Oui, Monsieur.

Duval

Je le jure ! (Caroline et Anna viennent embrasser leur père.)

Gérard

Que me veulent ces filles ? Tant que je ne verrai pas ma chère petite Anna, ma pauvre Caroline, ça ira mal. {p. 232}J’ai voulu leur bien, elles m’abandonnent ; j’ai voulu leur bonheur, elles m’ont arraché le mien. Où est Adrienne ?

Adrienne

Monsieur, soyez tranquille, elle viendra…

Gérard

Et votre amant, est-il venu ?

Adrienne

Pas encore… mais il est en voyage, au Havre.

Le juge

Monsieur, Adrienne Guérin, que vous aimez, est là devant vous…

Gérard

Elle !… (Confidentiellement au Juge.) C’est une pauvre folle, ne le voyez-vous pas ? Cette couronne de mariée, voilà une éternité qu’elle la porte. Son amant est mort ; ne le lui dites pas ; elle pourrait mourir de chagrin, tandis que l’espérance de le revoir la fait vivre presque heureuse. (Le juge va dicter au greffier.) Ma chère, (Sa femme s’approche.) je ne peux jamais dire son nom, allez donc voir si Adrienne est au magasin…

Duval

Oui, elle est montée, la voilà… (Il lui montre Adrienne.)

{p. 233}

Gérard

Cet homme est fou ! Ils ont mis des fous dans ma maison ; je ne m’y reconnais plus !

Le juge, à Adrienne.

Mademoiselle Adrienne.

Adrienne

Un homme noir ! Anna, sauvez-vous, mon enfant, je vous pardonne, mais les hommes noirs ne vous pardonneraient pas, ils vous couperaient le cou…

Louis Guérin, au Juge.

Vous le voyez, ma sœur n’a pas sa raison.

Adrienne

Ma sœur ! Qui peut m’appeler ma sœur ? Voici bien longtemps que je n’ai vu mon frère ; il est toujours au Palais…

Le juge

Le voici.

Adrienne

Lui ? Il est bien plus grand.

Le juge

Vous aimez monsieur Gérard ?

{p. 234}

Adrienne. ( Elle pleure.)

Un homme marié, Monsieur ! Mais il n’a jamais su combien je l’aimais, ni sa femme, ni ses filles, ni personne. Le secret est là, il y mourra ; bien des fois… une parole, un regard de plus, c’était fait de moi, je m’enfuyais avec lui, nous allions ailleurs, bien loin…

Gérard

La voilà partie…

Le juge

Mais voici celui que vous aimez ?

Adrienne

Lui ? Un vieux fou, un homme de soixante ans, qui se teint les cheveux, qui s’adonise, qui fait le jeune, qui met des bottes vernies, un ci-devant jeune homme ! Il veut paraître ce qu’il n’est pas. Si sa maîtresse… et d’abord, a-t-il une maîtresse ? Mais il aime, voyez-vous, et il faut respecter l’amour, même imaginaire ; celui-là ne blesse point les lois… Vous allez voir combien il aime. (À Gérard.) Eh bien, l’avez-vous revue ?

Gérard

Ma chère, je l’attends,… à moins qu’il n’y ait encore de ces obstacles… Il ne saurait y avoir de bonheur complet ici-bas… Le ciel est jaloux de la terre ! En formant son cœur, la nature avait trop fait pour moi.

{p. 235}

Adrienne

Vous avez raison ! Le ciel nous dit ainsi que là-haut sont les éternelles amours…

Gérard

Il n’y a pas d’amour heureux malgré les lois,… je le sens… Une femme nous échappe quand elle n’est pas liée à nous… Elle m’aura quitté pour un jeune homme.

Adrienne

Mais vous êtes comme un jeune homme… Les tailleurs sont comme des enchanteurs !… Eh bien, Gérard arrive du Havre ; il m’a écrit, voici sa lettre. (Elle lui tend un papier.)

Gérard

Pauvre fille !… il ne faut pas la choquer.

Madame Gérard

Voici cent fois qu’il voit sa propre écriture sans pouvoir la reconnaître.

Adrienne

Comme il m’aime !

Gérard

Autant que j’aime Adrienne.

{p. 236}

Le juge

Messieurs, signez, je vous prie, vos déclarations. (À Gérard.) Monsieur Gérard ?

Adrienne, à Gérard.

Voyez-vous, il arrive ! Eh bien, où est-il ? On prend plaisir à se moquer de moi… C’est bien mal.

Gérard

Monsieur.

Le juge

Vous êtes ici chez vous.

Gérard

Non, ma femme et mes deux filles m’ont chassé de chez moi… des bêtises… tout pouvait s’arranger ; mais la plus aimée de mes filles, celle à qui mon beau-frère Duval aurait, à ma prière, donné sa fortune et que j’aurais avantagée, Louis Guérin ne s’y serait pas opposé…

Le juge

Voici Louis Guérin.

Gérard

Bah ! Ah ! non, il est plus petit. Que disais-je ? Anna aurait eu deux millions ; elle aurait pu choisir dans la pairie, un homme d’État, un homme supérieur… Oh ! {p. 237}elle avait de l’esprit, de la grandeur. Eh bien ! elle a eu la lâcheté d’empoisonner…

Madame Gérard

N’est-ce pas assez, Monsieur ?

Le juge, à son greffier.

Vous avez écrit la réponse ?

Le greffier

Oui, Monsieur.

Le juge

Je ne prolongerai pas cette scène pénible pour tous Le tribunal prononcera l’interdiction, nommera monsieur Duval curateur de monsieur Gérard, et vous, Monsieur, (à Louis Guérin) curateur de votre sœur. (À Caroline.) Votre mariage sera retardé, mais monsieur Guérin pressera l’expédition du jugement.

Anna

Un jugement ne remplace pas un père !…

Roblot

Monsieur, je suis Roblot.

Gérard

Roblot ! c’est le seul ami que j’ai eu ! Il m’avait donné le conseil d’enlever Adrienne et d’aller vivre avec elle… {p. 238}Si je l’avais écoulé, ce soir-là, rien ne serait arrivé. Il n’y a que les gens qui ne sentent rien qui savent bien juger des choses de la vie. Faites-lui bien mes amitiés. Je lui laisse deux mille francs de rentes viagères par mon testament ; mais on m’a tout pris ; Adrienne n’est plus là pour veiller à mes intérêts.

Adrienne

Monsieur, concevez-vous qu’il me laisse si longtemps seule ?… et il sait que je suis toute à lui !…

Gérard

Il est si vieux !

Adrienne

L’amour est toujours jeune.

Gérard

Comment me trouvez-vous ?

Adrienne, le regardant.

Mais…

Le médecin

Voyons. (Il lui prend la main.)

Adrienne

Quel vieillard ridicule ! Rentrons ; j’aime mieux être seule pour rêver à lui…

{p. 239}

Madame Gérard, à Caroline et à Louis Guérin.

Nos malheurs sont irréparables ; vous resterez ici, vous, pour que votre bonheur ne soit pas affligé de ce spectacle. Anna et moi, nous les emmènerons à la campagne. S’il y avait une crise favorable, nous serions loin du monde… Ah ! nous avons tous fautes !