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La Peau de chagrin

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Croquis.
Le dernier Napoléon.
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Vers les trois heures du soir, un jeune homme descendit, par le Perron, dans le jardin du Palais-Royal, à Paris. Il marcha lentement sous les tilleuls jaunes et chétifs de l’allée septentrionale, en levant la tête de temps en temps pour interroger par un regard les croisées des maisons de jeu'. Mais l’heure à laquelle les fatales portes de ces antres silencieux doivent s’ouvrir n’avait sans doute pas encore {p. 54}sonné, car il n’aperçut, à travers les vitres, que les employés oisifs et immobiles, dont les figures, toutes stéréotipées d’après un modèle ignoble et sinistre, ressemblaient à des larves attendant leur proie. Alors, le jeune homme ramena ses yeux vers la terre, par un mouvement de mélancolie.

Sa marche indolente l’ayant conduit au jet d’eau, dont le soleil illuminait en ce moment les gerbes gracieuses, il en fit le tour, sans admirer les jeux colorés de la lumière, sans même contempler les mille facettes de l’eau qui frissonnait dans le bassin. Toute sa personne accusait une insouciance profonde des choses dont il était entouré. Un sourire amer et dédaigneux dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Son extrême jeunesse donnait un intérêt pénible à l’expression de froide ironie fortement empreinte dans ses traits, et c’était un étrange contre-sens dans un visage animé de brillantes couleurs, dans un visage resplendissant de vie, étincelant de blancheur, un visage de vingt-cinq ans. Cette tête captivait l’attention. Il y avait, sur ce front pâle, quelque secret génie. Les formes étaient grêles et fines, les cheveux rares et blonds. Un éclat inusité scintillait dans ses yeux, tout endormis qu’ils fussent par la maladie ou par le chagrin.

À voir ce jeune homme, les poètes auraient cru à de longues études, à des nuits passées sous la lueur d’une lampe studieuse; les médecins auraient soupçonné quelque maladie de cœur ou de poitrine en remarquant la rougeur des joues, le cercle jaune qui cernait les yeux, la rapidité de la respiration; les observateurs l’eussent admiré ; les indifférens lui auraient marché sur le pied…

L'inconnu n’était ni bien ni mal mis. Ses vêtemens n’annonçaient pas un homme favorisé de la fortune, mais pour surprendre les secrets d’une profonde misère, il fallait un physiologiste sagace, qui sût deviner pourquoi l’habit avait été fermé avec tant de soin!

Le jeune homme alla s’appuyer sur un des treillages en fer qui entourent les massifs; et, se croisant les bras sur la poitrine, il regarda les bâtimens, le jet d’eau et les passans d’un air triste, mais résigné. Il y avait dans ce regard, dans cet abandon, bien des efforts trahis, bien des espérances trompées ; et, dans la contraction des bras, un bien puissant courage. L'impassibilité du suicide siégeait sur ce visage. –  Aucune des curiosités de la vie ne tentait plus cette âme, tout à la fois turbulente et calme. – Le jeune homme tressaillit soudain !! Il avait, par une sorte de privilége infernal, entendu sonner l’heure, ouvrir les portes, retentir les escaliers… Il regarda les fenêtres de la maison de jeu. Des t’tes d’hommes allaient et venaient dans les salons… Il se redressa et marcha sans empressement; il entra dans l’allée sans fausse pudeur monta, les escaliers, franchit la porte, et se trouva devant le tapis vert, plus tôt peut-être qu’il ne l’aurait voulu, tant les ‚mes fortes aiment une plaidailleuse incertitude !…

L'assemblée n’était pas nombreuse. Il y avait quelques vieillards à têtes chenues, à cheveux blancs, assis autour de la table, mais bien des chaises restaient vides… Un ou deux étrangers, dont les figures méridionales brûlaient de désespoir et d’avidité, tranchaient auprès de ces vieux visages experts des douleurs du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères… – Les tailleurs et les banquiers immobiles jetaient sur les joueurs ce regard blême et assuré qui les tue… Les employés se promenaient nonchalamment. Sept ou huit spectateurs, rangés autour de la table, attendaient les scènes que les coups du sort, les figures des joueurs et le mouvement de l’or allaient leur donner. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, attentifs… Ils venaient dans cette salle comme le peuple va à la Grève. Il se regardèrent des yeux les uns les autres au moment où le jeune homme prit place devant une chaise sans s’y asseoir.

    – Faites le jeu !… dit une voix grêle.

Chaque joueur ponta.

Le jeune homme jeta sur le tapis une pièce d’or qu’il tenait dans sa main, et ses yeux ardens allèrent alternativement des cartes à la pièce, de la pièce aux cartes. Les spectateurs n’aperçurent aucun symptôme d’émotion sur cette figure froide et résignée, pendant le moment rapide {p. 55}que dura le plus violent combat, par les angoisses duquel un cœur d’homme ait été torturé. Seulement, l’inconnu ferma les yeux quand il eut perdu, et ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, ses lèvres reprirent leur rougeur de corail, il regarda le rateau saisir sa dernière pièce d’or, affecta un air d’insouciance et disparut sans avoir cherché la moindre consolation sur les figures glacées des assistans.

Il descendit les escaliers en sifflant le Di tanti palpiti, si bas, si faiblement, que lui seul, peut-être, en entendait les notes; puis il s’achemina vers les Tuileries d’un pas lent, irrésolu, ne voyant ni les maisons, ni les passans, marchant comme au milieu du désert, n’écoutant qu’une voix, – la voix de la Mort, – et, perdu dans une méditation confuse, où il n’y avait qu’une pensée…

Il traversa le jardin des Tuileries, et suivant le plus court chemin pour se rendre au Pont-Royal ; et, s’y arrêtant au point culminant des voûtes, son regard plongea jusqu’au fond de la Seine…

Henri B…